Bigre ! 24e numéro du headbanging science. Déjà deux ans d’improbables rapprochements entre rock et science. Pour fêter cela, un invité de marque ce mois-ci, à qui je vais laisser la parole (j’entends votre soulagement d’ici) au sujet de ses deux passions : le rock et la science. Let’s punkrock. Mais avec méthode.
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Avant de découvrir notre invité-mystère, voyons de quoi il retourne musicalement. Le voici à l’œuvre avec OpeNightmare (“évidemment un (mauvais) jeu de mots scientiste sur le cauchemar qu’a ouvert Robert Oppenheimer”, précise-t-il), son groupe ‘historique’.
Ça secoue bien, surtout pour un morceau qui s’appelle Lexomil. Et il y a un lien avec la science insolite, puisque cette vidéo a été tournée en juillet 2010 sur le “campus spatial” de l’Observatoire Midi-Pyrénées, à Toulouse, dans le laboratoire Géosciences-Environnement Toulouse (GET) :
L’invité en question s’appelle Pierre-Olivier Antoine, paléontologue des vertébrés. C’est celui qui cogne sur ses fûts. L’instrument lui va pas mal, je trouve, parce que c’est tout de même un spécialiste mondial des rhinocéros (il a redécouvert Baluchitherium, plus grand mammifère terrestre qui ait jamais existé). Je l’ai découvert à l’occasion d’un papier sur Cuvier en me renseignant sur les signataires d’un état des lieux de la paléontologie française ; il avait les cheveux rouges, c’est lui que j’ai choisi d’interviewer.
Pierre-Olivier fait partie de l’équipe de Paléontologie de l’Institut des Sciences de l’Évolution de Montpellier. Il enseigne à l’Université Montpellier 2, ainsi qu’au Mnhn. Le concert ci-dessus était son pot de départ de Toulouse, et l’occasion de faire se rencontrer deux mondes :
J’ai profité de ma fête de départ du labo pour y organiser/imposer un concert d’OpeNightmare, dans le patio central du GET. A fond les manettes et sans la moindre concession ! C’était le lendemain de mon retour de mission de terrain en Turquie, le 5 juillet 2010. On entrait d’ailleurs en studio le lendemain pour l’enregistrement de la batterie (les autres allaient ensuite enregistrer leurs parties de “Unashamedly” [dernier album de OpeNightmare] pendant que je serais parti en expédition en Amazonie [dès le 15 juillet]…). Chouette et mémorable expérience, avec des punkrockers qui venaient pour la première fois dans un labo de recherche et des (enseignants-)chercheurs qui assistaient pour la première fois à un concert DIY !!!
OpenNightmare et la science fricotent d’autres façons. En direct sur France Inter, Pierre-Olivier est capable de citer ‘les punkrockers de Bad Religion’ dans le texte : “And tomorrow when the human clock stops and the world stops tickin’ We’ll be an index fossil buried in our own debris” (The Index Fossil, Suffer, 1988).
Parolier de OpeNightmare, il aborde parfois des thèmes scientifiques (environnement, nucléaire) et glisse quelques clins d’oeil au milieu des thèmes politiquement engagés plus spécifiques au genre, dont cet admirable : “Get ourselves brains and read Darwin again“ (No Fun Atom, The Harder We Come, 2008).
Enfin, il s’amuse aussi avec les pochettes, qu’il réalise lui-même :
Mais assez causé, voyons ce qu’il a à nous dire sur les rapports entre rock et science.
A l’instar de Greg Graffin, chanteur et leader de Bad Religion mais aussi paléontologue et enseignant (lire: l’origine des espèces de punks), tu cumules les activités de rocker et scientifique. Peux-tu nous les présenter ?
Ouah ! Je rosis de la comparaison… Je suis un grand fan de Bad Religion et, par conséquent, de Greg Graffin, même si ma vocation de paléontologue s’est déclarée bien avant ma flamme pour le punk rock (et donc mes premières écoutes du gang californien) ! J’ai eu la chance de poursuivre mes études dans le domaine qui me faisait rêver. Côté paléontologie, tout a roulé plutôt bien dans les deux dernières décennies, entre la fac en géologie à Toulouse, ma thèse de paléontologie des vertébrés au Muséum National à Paris, un post-doc à Montpellier, puis un poste de maître de conférences à Toulouse en 2003 et, pour finir, le Graal du monde académique : depuis 2010, je suis prof à Montpellier 2, dans un labo très dynamique et au sein d’une équipe extrêmement attachante, où l’humain compte beaucoup.
Côté rock, mon père est batteur et mélomane (jazz, blues, rhythm’n’blues et rock). Autant dire que j’ai baigné toute ma vie dans la musique. J’ai commencé à jouer de la batterie à la fin des années 80 (en plein explosion du punk alternatif), avec de multiples influences – partiellement héritées de l’ambiance familiale. Légèrement hyperactif sur les bords et profondément anarchiste (n’y vois pas de lien causal !), je me suis tout naturellement tourné vers le punk rock, mode de vie autant que courant musical, où l’éthique importe plus que l’esthétique (eh oui, y a pas que chez Pouy que « Spinoza encule Hegel »). Je ne m’en suis jamais éloigné depuis lors. J’ai eu plusieurs groupes à l’existence éphémère, mais l’aventure a vraiment commencé avec Feuck (devenu Singaï), entre 1994 et 1997, avec lequel j’aurai enregistré trois démos et enquillé les premières tournées. C’est l’un des groupes stupides les plus diplômés de l’histoire – avec Spinal Tap, évidemment –, puisque Marie (chant) est chargée de com’ au CNRS, Yann (guitare, chant) est docteur de SupAéro et maintenant cadre chez EADS et Mathieu (basse, chant) est chercheur au CNRS (géologue) ! Ensuite, j’ai martyrisé les fûts dans NéoForceps (si si !), un sacré combo de fusion-néométal (c’était l’époque – bien révolue), en y instillant toujours ma touche de pou-ta-pou-ta-pou… Et enfin, la grande histoire d’amour OpeNightmare a commencé tout début 2000. Elle aura duré 12 ans (je viens de jeter l’éponge, pour des raisons strictement matérielles – l’éloignement, le manque de disponibilité) et aussi pour ne pas empêcher Yoorwell et Alexomyl de continuer l’aventure, même si c’est sans moi… On a sorti quatre albums, tourné partout en France et en Europe, vécu des moments complètement fous, et rencontré des individus incroyables de talent, de modestie et d’humanité. En même temps, pendant une période de baisse d’activité d’OpeNightmare (2008-2009), Bruno de RAVI et moi avons monté un duo guitare-batterie « d’emo-crust », un genre qui n’existait pas vraiment. Après six répets avec Ivan Rebroff’s Armpits, on a fait une première démo, puis aligné les concerts, enregistré un album et fait trois tournées en France, en Espagne et même aux USA (2009). Court mais bon !!!
Dans son bouquin Anarchy Evolution, Greg Graffin décrit comment il arrive à alterner ses deux carrières, mais les deux mondes semblent parfaitement étanches. Est-ce le cas pour toi ?
Ca me surprend un peu, mais c’est peut-être lié aux conditions de travail, assez différentes entre USA et France. Pour ne prendre qu’un exemple, aux USA, et en particulier dans de grandes facs comme l’UCLA ou des colleges (le New York Hunter College où mon pote par ailleurs plutôt rock’n’roll Mike Steiper est prof), il est très mal vu qu’un enseignant soit habillé de manière relâchée. La pression de conformité (ça me rappelle le « Corrosion of Conformity » de Bad Religion, ou le « Portrait of Conformity » de mes frères autrichiens Rentokill) est beaucoup moins marquée en France, en tout cas dans les disciplines scientifiques. Peut-être cette licence est-elle due au statut un peu particulier qu’ont ici les « savants fous »… Toujours est-il que je fais cours en baggy, en vans « Germs », en T-shirt des Urinal Mints ou d’An Albatross (l’évangélisation des foules passe par là, que veux-tu !) et en sweat-à-capuche, là encore de groupes que j’aime (High Five Drive, Burning Heads, Rentokill ou Antillectual). J’ai eu les cheveux rouges pendant six ans. Je suis même allé sur le terrain en Turquie et en Amazonie avec sans que ça pose le moindre problème. Pour résumer, ça a toujours été difficile de dissimuler ma double vie !
Autre point commun aux deux vies : faire cours en amphi, c’est se donner en spectacle et se livrer à une audience parfois réticente. Il faut être bon, en forme et littéralement éviter les fausses notes. L’expérience des concerts est d’un apport remarquable dans cette optique, d’autant qu’après 15 ans d’enseignement supérieur, il m’arrive toujours d’avoir le trac avant le premier cours de l’année… Ensuite, ma conscience et mon engagement ne me quittent pas quand je fais cours ou que je dois réfléchir au partage des budgets (dans l’intérêt commun et le soutien aux moins « dotés »). Pendant les mouvements universitaires de 2009 (premières applications de la LRU : modulations des charges des enseignants), où la Fac de Toulouse III a été bloquée des semaines durant, j’ai fait grève pendant neuf semaines. Les rares cours que j’ai donnés étaient soit dans le Jardin des Plantes de Toulouse, soit dans le squat culturel Les Pavillons Sauvages. Avoir fait découvrir ce lieu de culture alternative à des jeunes adultes, tout en enseignant et en respectant le mouvement de contestation restera l’un des plus beaux moments de ma vie d’enseignant-chercheur ! Et on y jouait parfois le soir, en soutien…
La paléontologie française se porte pas mal et jouit toujours de son passé glorieux. C’est un peu moins le cas pour le rock français, non ?
Ça dépend ce que tu entends par « rock français » et par « glorieux ». Si tu t’en tiens aux artistes qui ont pignon sur rue, trombine sur couverture et dont on matraque les titres sur les médias généralistes, alors oui, je ne vois strictement rien à sauver. Je serais même beaucoup plus radical en privé, mais il ne faut pas choquer ton lectorat…
En revanche, si tu prends la peine de sortir dans ta ville, d’aller dans les rares cafés-concerts, salles associatives ou squats qui n’ont pas été fermés dans la dernière décennie, sous la pression inique des maires, des préfets… et des voisins, alors tu vas découvrir une activité débordante complètement insoupçonnable via les media mainstream. Les concerts sont à prix libre, au pire à 5€, avec des artistes sincères, talentueux et pour la plupart bénévoles – je n’ai jamais aimé le terme d’ « amateur » – et revendiquant ce statut de quasi-anonymat. Flying Donuts, Hellbats, Diego Pallavas, Bruit Qui Court ou Face-B, C’EST LE ROCK !
Tu as dessiné le squelette du Baluchitherium. Tu exécutes aussi les pochettes de tes disques. C’est le même exercice de DIY ?
Exactement : le « fais-le toi-même » (ou DIY pour Do It Yourself), c’est le mode de vie dont je parlais tout à l’heure. Dessiner une pochette ou un flyer, aller distribuer des mensuels gratuits pour un peu de promo, se taper 600 bornes par jour en camion, jouer à 4000 bornes de chez toi pour une caisse de bières, organiser un concert avec un groupe slovène génial (In-Sane) pour sept spectateurs ou un festival avec 900 spectateurs (et des groupes tout aussi géniaux) au Bikini, héberger chez toi trois groupes à la fois et faire à manger pour quinze, dont cinq végétariens et cinq végétaliens, c’est le même trip que dessiner une reconstitution de rhinocéros géant, gérer un programme de recherche international en Amazonie, aller dénicher toi-même les fossiles que tu vas étudier, ou s’assurer de ce que tes étudiants sont dans de bonnes conditions pour apprendre leur métier. Quand tu fais toi-même, tu te mets en danger, mais tu en tires tellement de plaisir ! C’est ce que j’appelle « mettre les mains dans le cambouis ». T’es sale et crevé à la fin de la journée, mais t’as provisoirement gagné ton combat contre l’inertie et le défaitisme.
Dans un article de La Dépêche consacrée à ta découverte des plus anciens rongeurs connus d’Amérique du Sud, tu arbores un T-shirt des Ramones (objet du hs#10). C’est quoi le message caché ?
Pas de message subliminable (comme dirait Lofofora). C’était juste le T-shirt que j’avais ce jour-là. Au contraire d’une cérémonie protocolaire à la Salle des Illustres de Toulouse, où – en présence de tout le gratin scientifique et culturel de Midi-Pyrénées – j’avais volontairement mis mon T-shirt « Kill Your Elite », du nom du festival dans lequel nous avions joué à La Maroquinerie, à l’invitation de Till de Guerilla Poubelle. On ne se refait pas.
Greg Graffin a un oiseau fossile qui porte son nom : Qiliana graffini. Ben… et toi ?
Pas encore. Pour l’instant je me contente de nommer des espèces en hommage à mes amis, qu’ils soient paléontologues (Mesaceratherium welcommi, du nom de mon aîné-jumeau Jean-Loup Welcomme) ou pas (Canaanimys maquiensis ou Cachiyacuy contamanensis, en l’honneur de mes quasi-frères de sang « Canaan de Cachiyacu », une communauté native du Pérou amazonien, près de Contamana).
Brian May (guitare) est docteur en astrophysique. Greg Graffin (chant) est paléontologue, comme toi. Tu vois quelqu’un à la basse pour monter un super-groupe de scientifiques ?
Sans hésiter un instant, Mathieu de Singaï (et Snoutbender), le docteur en géochimie, qui coordonne des missions au Kilimandjaro. Un monstre de technique et de toucher. Un sacré groove à 4, 5 ou 6 cordes … et un gars en or.
On pourra toujours reprendre The Show Must Go On, en pou-ta-pou-ta-pou !
150 concerts donnés en France et en Europe avec OpenNightmare VS. 40 missions de terrain comme paléontologue : qui aura gagné à la fin de ta carrière, le rock ou la science ?
Ni l’un ni l’autre : en tant qu’individu, les deux facettes m’auront tout autant enrichi (au figuré, pas en monnaie trébuchante, évidemment). Gageons qu’il restera au moins une toute petite trace de cette hyper-activité. Je crèverai fatigué, mais heureux !
Un grand merci à PierrO pour s’être prêté au jeu malgré une actu chargée (mais ça lui apprendra à trouver des rhinocéros cuits par des volcans).
A voir :
Cet article de futura-sciences sur la reconstitution du Baluchitherium