William Jennings Bryan, progressiste & antiévolutionniste (le procès du singe #3)

Nous n’en avons pas encore tout à fait fini avec le procès du singe (lire les parties 1 et 2). Tout au moins avec William Jennings Bryan, l’homme à qui l’on doit, en définitive, cet épisode judiciaire épique, le premier d’une longue et douloureuse bataille contre la « science créationniste ». Pourquoi s’attarder sur Bryan ? Tout bonnement, car « sans lui, il n’y aurait jamais eu de lois antiévolutionnistes, ni de procès Scopes, ni de résurgence du créationnisme »1.



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Tir à vue sur les fripons darwiniens

Avant son offensive législative contre l’enseignement de la théorie de l’évolution, prélude au procès du singe, le mouvement créationniste n’est pas vraiment organisé aux États-Unis. C’est bien parce que William Jennings Bryan, haute figure de la vie politique américaine, décide de faire son dernier galop sur cette question que le créationnisme, en tant qu’entité structurée et influente, voit vraiment le jour. Bryan a résumé son combat public de la façon suivante :

« Si vous voulez être tout à fait exact, il faut que vous me représentiez avec un fusil de chasse à deux coups, un pour le fripon tentant de voler le Trésor, l’autre pour le darwinisme tentant de pénétrer dans les salles de classe. »2

Bryan en plein démonstration de sa fougue oratoire

Bryan n’a pas toujours été cet adversaire résolu du darwinisme. Il adopta initialement une attitude de neutralité, rétrospectivement surprenante, qui persista jusqu’à la Première Guerre mondiale. Dans un de ses célèbres discours, Le prince de la Paix, prononcé en 1904, il déclarait :

« Je ne suivrai pas la théorie de l’évolution aussi loin que certains le font ; je ne suis pas encore très convaincu que l’homme descende directement des animaux inférieurs. Je ne prétends pas vous chercher noise, si vous êtes un adepte de cette théorie. […] Bien que je n’accepte pas la théorie darwinienne, je ne me querellerai pas avec vous à son sujet. »3

Gâtisme ou fidélité ?

Comme le relève Stephen Jay Gould, la plupart des biographies consacrées à Bryan achoppent sur l’épisode Scopes et concluent à son incohérence dans un long parcours marqué par ailleurs du sceau du progressisme4. Avec l’âge et le poids de trois élections présidentielles perdues, venait le déclin. Il devait être inévitable que Bryan perdît de sa superbe et sombrât dans un ridicule que le redoutable chroniqueur H. L. Mencken se plut à stigmatiser :

Naguère il avait un pied à la Maison-Blanche, et la nation tremblait de ses rugissements. Maintenant c’est un pape de camelote de la zone Coca-Cola et un frère pour les tristes prédicateurs qui fabriquent des faibles d’esprit dans des abris de tôle, derrière les dépôts de chemin de fer. […] C’est à coup sûr une tragédie que de commencer la vie en héros et de la terminer en bouffon.5

Bryan ou l’évolution dans la continuité

En réalité, c’est par fidélité à ses idées progressistes que Bryan est parti en croisade contre l’évolution et lui-même plaçait son nouveau combat dans la lignée de ses démarches antérieures :

Il n’y a pas eu une seule campagne réformiste que je n’aie soutenue, ces vingt-cinq dernières années. Et je suis à présent engagé dans la plus grande bataille en faveur du réformisme que j’aie menée de toute ma vie. Je suis en train d’essayer de sauver le christianisme des tentatives qui sont faites pour le détruire.


Bonnes intentions et mauvaises interprétations

Le lien logique entre la tentative d’interdire l’enseignement de la théorie de l’évolution dans les écoles publiques et le progressisme peut aisément nous échapper aujourd’hui. Il existe pourtant.

Il faut pour le saisir avoir d’abord bien à l’esprit que l’attitude de Bryan à l’égard du darwinisme repose, comme souvent, sur de mauvaises interprétations. Dans son discours de 1904, Le prince de la Paix, Bryan exposait le mécanisme de la sélection naturelle tel qu’il l’avait reçu :

La théorie darwinienne présente l’homme comme ayant atteint son actuelle perfection par l’opération de la haine – de la loi impitoyable selon laquelle les forts s’élèvent au-dessus de la foule et exterminent les faibles. »6

Et tirait de cette mauvaise interprétation des conséquences logiquement fausses, synthétisée dans cette déclaration au sociologue E. A. Ross en 1906 :

« Une telle conception de l’origine de l’homme affaiblirait la cause de la démocratie, au profit de l’orgueil de classe et du pouvoir de la richesse.7

Bryan plaidant au procès Scopes

Ces sur ces bases erronées que Bryan part en guerre contre l’évolutionnisme pour lutter contre l’immoralisme supposé du darwinisme et en cela qu’il considère son combat comme progressiste.

Pour les fondamentalistes, la dimension « obscène » de la théorie de l’évolution est évidente hors de toute considération politique et sociale. En rabaissant l’homme au rang de l’animal, elle rompt le lien privilégié avec son Créateur. En lui infligeant le singe comme parent, elle lui ôte par là-dessus toute dignité. Cela n’a rien de très original et n’intéresse pas vraiment Bryan, qui va au-delà de la stricte réticence littéraliste : non seulement la théorie de l’évolution « ruine le fondement des valeurs qui se trouvent au principe de la Constitution des États-Unis, mais elle bafoue les plus sacrées de celles qui fondent la famille américaine »8, analyse Dominique Lecourt. La croisade antiévolutionniste de Bryan est celle d’une tentative de sauvegarde des valeurs d’une société qu’il juge attaquée sur ses bases. Le singe du procès Scopes est celui qui menace l’ordre établi (fondé sur la morale chrétienne), avant de menacer le dogme religieux.

La fracture de la Première Guerre

Dans l’époque de frictions qu’est l’après-Première Guerre Mondiale aux États-Unis, le discours de sauvegarde de Bryan trouve un réceptacle idéal. D’un côté une crise religieuse, morale et culturelle. De l’autre, la montée du modernisme et du libéralisme ainsi que la sécularisation progressive de la société. Pour les forces conservatrices, les désastres de la Première Guerre mondiale et de la révolution bolchevique sont interprétés comme des signes de décadence. À l’opposé du libéralisme destructeur, Bryan plaide pour l’équité et la justice à l’égard des agriculteurs et des ouvriers, réduits à la misère par des patrons poursuivant leur intérêt personnel sur un mode de lutte interprété comme darwinien. Cette collusion supposée du libéralisme économique et d’un darwinisme mal compris était déjà à l’œuvre avant la Première Guerre. De Besancenet évoquait par exemple « la loi naturelle des hommes qui, poussant à l’extrême les doctrines socialistes, en sont arrivés à demander l’anarchie, la liberté absolue pour l’homme, comme pour le singe son ancêtre. Tout à tous, rien à personne, de même que les cocotiers sont aux singes et la plus grosse noix à celui qui peut l’attraper. »10 Le contexte socio-économique des années 1920 ne fait qu’exacerber la politisation de la critique antidarwinienne.


caricature du serpent populiste Bryan avalant l’âne démocrate

Pour le peuple, contre Darwin et sans la science

Fidèle à ses idées progressistes, Bryan l’est aussi à la tradition populiste, dont il était une figure connue, et à laquelle il se réfère pour prôner la règle de l’opinion majoritaire contre toute imposition par les élites. Se référant à des études de l’époque, Bryan constate que le scepticisme croit avec le niveau d’éducation. C’est pour lui le darwinisme, avec son principe immoral d’individualisme et de domination, qui est la cause de cette faillite. Or une majorité d’Américains n’acceptent pas l’idée de l’évolution de l’homme. De quel droit une minorité d’intellectuels égoïstes met-elle à son profit les salles de classe pour promouvoir ses idées ? Pour Bryan, il est du devoir de chaque citoyen de choisir ce qui doit être enseigné à ses enfants :

« Ceux qui paient des impôts ont le droit de se prononcer sur ce qui est à enseigner [...] de donner des ordres ou d’écarter ceux qu’ils emploient comme enseignants ou directeurs d’école. [...] La main qui signe le chèque des salariés exerce le pouvoir sur l’école, et un professeur n’a pas le droit d’enseigner ce que son employeur juge inacceptable. »11


Versant dans l’anti-intellectualisme propre au populisme, Bryan agrémentait ses discours de formules semblant dénoter une totale ignorance des faits scientifiques élémentaires. Ainsi de la justification de la possibilité des miracles par une analogie absurde avec notre aptitude à continuellement défier la loi de la gravitation (dans son discours du
Prince de la paix)  :

« Est-ce qu’on ne triomphe pas de la loi de la pesanteur chaque jour ? Chaque fois que nous déplaçons un pied ou levons un poids, nous surmontons l’une des lois les plus universelles de la nature, et pourtant le monde n’en est pas pour autant troublé. »12

Comme le relève Stephen Jay Gould, Bryan ne peut avoir ignoré la réalité scientifique, mais la faisait passer après son exigence oratoire :

« Puisque Bryan prononça ce discours des centaines de fois, je suppose que des gens ont dû essayer de lui expliquer la différence entre lois et événements, ou de lui rappeler que, sans la gravité, chaque fois que nous soulèverions un pied, il risquerait de partir dans l’espace. J’en conclus qu’il n’en a pas tenu compte, et a maintenu cette phrase parce qu’elle faisait de l’effet. »13

Mauvaises lectures

Compte tenu de son état d’esprit, il n’est pas aberrant que Bryan ait abandonné toute posture critique à l’égard de deux ouvrages qui contribuèrent, selon ses dires, à forger sa conviction antidarwinienne et le « jetèrent dans son combat frénétique »14, bien qu’ils fussent des déformations flagrantes de la pensée de Darwin : Headquarters Nights, de Vernon L. Kellogg (1917), et The Science of Power, de Benjamin Kidd (1918).

« J’ai appris que c’était le darwinisme qui était à la base de cette odieuse doctrine, selon laquelle la force crée le droit, qui s’est répandue en Allemagne. »15 Bryan tira cette idée de la lecture Headquarters Nights, de Vernon Kellogg (1867-1937). Cet entomologiste contribua grandement à diffuser l’évolutionnisme aux États-Unis et jouissait d’une autorité incontestée en la matière. Affecté au grand quartier général allemand durant la Première Guerre, il assista aux conversations des officiers allemands, dont beaucoup étaient universitaires. Il fut scandalisé par leur propos qui justifiaient la guerre et prônaient la suprématie allemande au nom d’un travestissement, hélas répandu, du darwinisme (la « lutte pour la survie » et la « loi du plus fort »). Arrivé pacifiste en Allemagne, Kellog en repartit belliciste, mais la conséquence la plus néfaste de son expérience fut bien l’écho qu’obtint la publication de Headquarters Nights.

Benjamin Kidd (1858-1916), la deuxième référence de Bryan, était un écrivain anglais dont le livre Social Evolution (1894) était considéré comme un ouvrage de référence. The Science of Power paru à titre posthume, développait la même conception erronée du darwinisme que les militaires allemands en postulant que la lutte et le bénéfice individuel en étaient au cœur. Kidd, au contraire de Kellog, rejetait fermement ces principes, mais les postulats de départ des deux auteurs se rejoignaient. Leur lecture acheva donc de convaincre Bryan que la société ne pouvait être victorieuse qu’en retrouvant son âme chrétienne, abolie par le darwinisme destructeur.


Ce réexamen des motifs profonds de la croisade de Bryan à la lumière de ses convictions personnelles et de ses présupposés montre bien que ce n’est pas seulement par obscurantisme religieux que l’opposition au darwinisme s’est développée. Elle s’est trouvée aiguisée par la crainte de justifier toutes les horreurs du début XXe siècle. En votant une loi interdisant d’enseigner que l’homme descendait d’un animal inférieur, ce n’était pas seulement l’idée dégradante du singe en nous que certains rejetaient. C’était plus profondément celle d’un singe cupide, égoïste, immoral et préoccupé de son seul intérêt personnel. Celle d’un singe violent également (voir la brute).


1 S. J. Gould, « La dernière campagne de William Jennings Bryan », La foire aux dinosaures, Paris, Seuil 1993, p.519. La phrase complète ajoute : « ni une décennie de colères et de rédaction d’essais de la part de votre serviteur ». Cela ne dédouane pas Bryan de tout le reste, mais c’est au moins une consolation !

2 Cité par Ibid., p.520.

3 Cité par S. J. Gould, « La dernière campagne de William Jennings Bryan », La foire aux dinosaures, Paris, Seuil 1993, p.522.

4 Candidat démocrate, pacifiste et anti-impérialiste, Bryan n’avait rien d’un conservateur obtus et se trouva au premier rang pour la plupart des conquêtes progressistes de son époque : vote des femmes, élection des sénateurs au suffrage direct, impôt progressif sur le revenu.

5 Cité par S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.141.

6 Ibid., p.144.

7 Id.

8Préface de D. Lecourt à S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.13.

9 Cité par J. Arnould, Dieu versus Darwin, Les créationnistes vont-ils triompher de la science ? Paris, Albin Michel, 2009.

10 A. de Besancenet, Charles Darwin, Les Contemporains n° 11, 1892. Disponible en ligne sur http://www.a-c-r-f.com/documents/BESANCENET-Biographie_Darwin.pdf

11 Cité par S. J. Gould, « La dernière campagne de William Jennings Bryan », La foire aux dinosaures, Paris, Seuil 1993, p.525.

12 Ibid., p.522.

13 Id.

14 S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.144.

15 Cité par Ibid., p.145.

le procès du singe (part 2 : contingences du militantisme)

La figure du singe devient avec le procès Scopes un enjeu de pouvoir évident, objet de représentations orientées et déformées (voir la première partie). La véritable histoire de cet épisode judiciaire est assez étrange. Le “procès du singe” fut en fait délibérément organisé… mais rien ne se passa comme prévu…

attention, lobbying actif

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Le procès du singe ne fut ni plus ni moins que le résultat d’une « pression législative organisée »1, comme l’analyse Dominique Lecourt. En effet, au cours des années vingt, « s’étaient regroupées autour du drapeau de l’évolution toutes les forces de l’Amérique yankee : théologiens libéraux, universitaires positivistes, hommes d’affaires « matérialistes » voués au culte du profit. »2 Cette croisade allait susciter un contrefeu puissant. Lorsque le républicain John Washington Butler dépose, le 21 janvier 1925, un projet de loi visant à interdire dans le Tennessee l’enseignement de « toute théorie qui nie l’histoire de la Divine Création, telle qu’elle est enseignée par la Bible, et qui prétend que l’Homme descend d’un ordre animal inférieur », ce n’est que l’une des quarante cinq actions, dans vingt États, déclenchées entre 1921 et 1929 par les créationnistes pour empêcher l’enseignement de l’évolution ! L’offensive est impressionnante et cible expressément l’enseignement – ce sera la tactique de toutes les attaques créationnistes à venir, aux États-Unis comme ailleurs dans le monde. Devant son ampleur, l’American Civil Liberties Union (ACLU), association pour la défense des droits civiques, va prendre les choses en mains et, littéralement, organiser le procès du singe.

 

Cherche cobaye pour procès, écrire au journal qui transmettra

Le plan de bataille de l’ACLU paraît infaillible : « tester l’efficacité répressive »3 du Butler Act en faisant inculper un enseignant pour sa non-application, afin de pouvoir porter l’affaire devant la Cour suprême des États-Unis pour qu’elle déclare la loi inconstitutionnelle (le juge local n’ayant pas cette compétence). L’ACLU n’a plus qu’à recruter un « cobaye » : elle va le faire par voie de presse (!) en s’engageant à fournir au candidat l’assistance d’un avocat – dont le rôle doit être minime, puisque l’on recherche une condamnation – et un soutien financier.

Thomas Scopes. Une belle tête de cobaye.

L’année scolaire achevée, Scopes, resté à Dayton « parce qu’il devait escorter « une jolie blonde » à quelque fête paroissiale »4, rencontre l’ACLU et se propose de jouer les boucs émissaires. Il n’a jamais abordé le sujet de l’évolution en classe mais a simplement donné aux élèves quelques pages du manuel offensant la loi à résumer en vue d’un examen alors qu’il remplaçait le professeur de biologie en titre quand ce dernier, qui était également directeur de l’école, tomba malade. Il déclarera plus tard qu’il s’agissait « juste une discussion de bistrot qui a ensuite échappé à [leur] contrôle »5. Car, à partir de là, rien ne va effectivement se passer comme prévu.

La condamnation acquise d’avance, l’ACLU cherche un procès rapide plutôt que le véritable barnum qui va envahir la petite ville fondamentaliste de Dayton, dont les habitants, eux, voient dans ce procès « une occasion inespérée de faire figurer leur petite ville « sur la carte ». »6 Le choix de Darrow comme avocat de la défense échappe également à son contrôle. Avocat à Chicago, symbole de la libre pensée et défenseur attitré des syndicalistes, Darrow venait de sauver de la peine capitale deux jeunes criminels homosexuels qui avaient horrifiés le pays par le meurtre gratuit d’un enfant – pas vraiment le profil de l’avocat discret recherché par la défense. Mais Bryan s’étant engagé pour la partie adverse, « l’offre de Darrow ne pouvait plus guère être repoussée »7. Le procès du singe qui devait être une formalité se transforme en combat de ténors du barreau monopolisant l’attention du pays tout entier !

 

Beuglements en Afghanistan

Qui de Darrow ou de Bryan est sorti vainqueur de cette joute oratoire ? La question appelle des réminiscences du débat d’Oxford (sur lequel le bLoug se penchera prochainement), pour lequel la postérité n’a pas retenu celui qui s’était effectivement le mieux fait entendre. Il semble que Bryan, que l’on présente souvent humilié, le fut moins par Darrow que par Dudley Field Malone, l’autre avocat de la défense. Avocat de la cause féministe, ce new-yorkais, catholique divorcé formait avec Darrow « le meilleur attelage pour hérisser et scandaliser le Sud moraliste et conformiste »8, selon l’expression de Lecourt. Par ailleurs, on a souvent écrit que Darrow avait poussé Bryan dans ses retranchement en l’appelant a témoigner en tant qu’expert de la Bible. Or, d’après Gould, Bryan se tira suffisamment bien de la tache pour ne pas se sentir gêné – d’autant qu’il n’avait jamais été strictement littéraliste. « Ce n’était donc pas une lamentable incohérence qu’auraient démasquée les questions implacables de Darrow. »9 Par ailleurs, ce témoignage, qui fut retiré du procès-verbal, eut lieu alors que le procès touchait à sa fin et que pratiquement tous les journalistes étaient partis…

dis, tu me prêterais pas ton éventail ? j'ai un peu chaud à beugler là...

H.L. Mencken se chargea, dans son style inimitable, de caractériser l’impact de l’intervention de Darrow: « le grand discours qu’a prononcé hier Clarence Darrow semble avoir eu exactement le même effet que s’il avait beuglé dans quelques défilé montagneux de l’Afghanistan. »10

 

Hasards sans nécessité

Le plus étrange dans le procès du singe est peut-être qu’il aurait pu ne jamais avoir lieu. D’abord parce que d’autres voies s’offraient pour contrer l’offensive créationniste – pour Stephen Jay Gould, le Butler Act aurait en effet pu « être rejeté sans grande difficulté si ses adversaires avaient pris la peine de s’organiser et de constituer un groupe de pression comme ils l’avaient fait l’année précédente dans le Kentucky »11 pour un projet du même type. Ensuite, parce qu’il se tint en dépit d’une accumulation invraisemblables de circonstances favorables, dont Gould a dressé la liste : ce fut une improbable suite de démissions politiques du Parlement et du gouverneur du Tennessee qui votèrent et ratifièrent un texte dont ils ne comprenaient pas l’enjeu en espérant que quelqu’un d’autre se chargerait de rectifier leur décision !

John Washington Butler. Ou comment légiférer sur un sujet qu'on ne connaît pas.

Bryan lui-même ne souhaitait pas cette loi et avait manœuvré sans succès pour qu’il n’y ait pas de peine prévue en cas d’infraction. Quant à Butler, à l’origine de la loi, il devait confesser plus tard : « je n’aurais jamais pensé que ma loi produise un tel tapage ! (…) Je ne savais absolument rien de l’évolution, lorsque j’ai abordé cette histoire. J’avais lu dans les journaux que des garçons et des filles rentraient chez eux de l’école en disant à leurs pères et à leurs mères que la Bible était pleine de non-sens. »12 Le recrutement de Scopes lui-même fut une sér ie de hasards : il devait quitter Dayton pour passer ses vacances en famille et n’était pas enseignant de biologie ; il avait simplement remplacé le titulaire, fondamentaliste bon teint qu’il aurait été bien difficile aux membres de l’ACLU de convaincre !

 

Une victoire à la Pyrrhus

Comme l’a relevé Stephen Jay Gould, l’issue véritable du procès a rarement été bien comprise. Au-delà des cas personnels de Darrow et de Bryan, le procès du singe pose de légitimes questions quant à ses conséquences sur les causes qu’ils défendaient. Pour le camp de l’évolutionnisme, la victoire médiatique souvent relevée n’est sans doute pas un motif de réjouissance suffisant à combler les défaites amères encaissées sur d’autres plans.

« En tant qu’opération de relations publiques, le procès Scopes peut être considéré comme une victoire pour notre camp »13, se réjouit Gould. Il eut effectivement un certain retentissement médiatique qui n’était pas flatteur pour les états de la Bible Belt. Même si l’évolutionnisme n’eut pas droit de citer lors des débats, car le juge avait récusé les scientifiques éminents convoqués par Darrow au motif que ce n’était pas l’évolution qui était en cause, ils produisirent malgré tout une masse de documents qui furent « reproduits dans tous les journaux du pays et que le juge accepta de faire figurer au dossier ! »14

Les conséquences juridiques et éducatives du procès du singe furent par contre assez désastreuses. L’anecdote est connue : Scopes fut condamné comme prévu, mais le juge lui infligea une amende de cent dollars… alors que la législation du Tennessee exigeait que toute amende supérieure à cinquante dollars soit fixée par l’ensemble du jury. Cette banale erreur de procédure mettait tout bonnement par terre la stratégie de l’ACLU, qui perdait toute possibilité de poursuivre l’affaire auprès des cours fédérales. D’une certain façon la défense payait la « starisation » : elle ne comptait « personne qui connût suffisamment la législation locale pour contester la décision du juge et réclamer une procédure appropriée »15. Le procès du singe était rendu inutile pour une erreur de procédure. Il aurait fallu faire rejuger Scopes, mais Bryan était décédé et ledit Scopes était passé à autre chose et s’était inscrit en doctorat de géologie à l’université de Chicago.

Cette bévue du juge explique que la loi soit restée en vigueur jusqu’en qu’en 1967. Elle fut même copiée en 1928 par l’Arkansas et doublée d’une loi l’année suivante sur la lecture quotidienne de la bible dans les écoles publiques !16 La situation persista jusqu’en 1968, date à laquelle Susan Epperson, enseignante de l’Arkansas, attaqua une loi semblable au Butler Act devant la Cour suprême. Le verdict d’inconstitutionnalité sur la base du Premier Amendement était enfin délivré, 43 ans après le procès du singe.

Certes, le Butler Act ne fut jamais appliqué. Mais doit-on vraiment sans réjouir ? Tant que la loi existait, elle restait une « arme contre un enseignement sérieux de la biologie »17 et eut à ce titre des conséquences assez insidieuses sur la diffusion de l’évolutionnisme dans les écoles américaines pour les décennies suivantes. Stephen Jay Gould fustige le rôle des éditeurs dans cette reculade généralisée : « Les éditeurs de manuels scolaires, qui sont les plus lâches de toute la profession, prirent presque tous peur, omettant de parler de la théorie de l’évolution ou bien la reléguant dans un petit chapitre en fin de volume. »18

Biology for beginners, éditions de 1921 et de 1926 ; Darwin semble avoir été digéré...

Certes, il semble bien qu’il y ait eu un avant et un après Scopes dans les manuels de biologie de l’époque. Pour Gould, on assista à un travail de sape auprès des éditeurs qui fut un beau succès pour le fondamentalisme créationniste, puisque les allusions à Darwin et les mentions de l’évolution, déjà peu nombreuses, furent supprimées des manuels. Gould cite l’exemple du livre à partir duquel Scopes prétendit avoir enseigné les idées évolutionnistes. Ce manuel, Civic Biology (ou plus exactement A Civic Biology: Presented in Problems), datait de 1914. Il fut expurgé et réédité en 1927 sous le titre New Civic Biology. Le terme évolution et les concepts qui y étaient associés disparaissaient dans la version après Scopes. Toutefois, Gould se trompe doublement en associant à la nouvelle édition de ce manuel le remplacement, sur le frontispice de l’ouvrage, d’une illustration du visage de Charles Darwin par un superbe schéma d’appareil digestif.  C’est un autre manuel qui est en cause dans ce tour de passe-passe : Biology for Beginners. Et, comme nous l’apprend le site textbookhistory.com, qui dissèque les ouvrages de biologie qui existaient au temps de  Scopes, Darwin avait déjà disparu en 1924, donc avant Scopes, au profit de Louis Pasteur… Les apparences peuvent donc être trompeuses (on soulignera aussi que les mentions de l’évolution pré-Scopes étaient systématiquement associées à l’eugénisme et n’étaient donc pas nécessairement bénéfiques)…

L’erreur de Gould n’enlève rien à la réalité du combat mené par l’anti-évolutionnisme sur le plan éditorial. Un autre manuel cité par Gould, Dynamic Biology, qui date de 1933, continue de mentionner l’évolution… mais au dos de l’ouvrage, et pour préciser : « Aujourd’hui la théorie de Darwin, comme celle de Lamarck, n’est plus admise »19! Terminons cet aperçu des dégâts occasionnés par la tournure malheureuse que prit le procès du singe par ce nouveau témoignage de Gould, plus tardif, qui montre la durée de l’ostracisme éditorial à l’égard de Darwin et de l’évolutionnisme :

« J’ai dans mes rayonnages un exemplaire du manuel qui était le mien en 1956 dans un lycée de New York, dont les professeurs, libéraux, n’avaient aucune réticence à enseigner la théorie de l’évolution. Ce manuel, Modern Biology, de Moon, Mann et Otto, dominait alors le marché et servait à la formation de plus de la moitié des lycéens américains. La théorie de l’évolution n’y occupe que 18 pages sur 662, lesquelles 18 pages constituent le chapitre 58 (sur 60) – le lecteur, se souvenant de ses années de lycée, comprendra immédiatement que la plupart des classes n’arrivaient jamais jusqu’à ce chapitre. Qui plus est, le texte ne mentionne nulle part le terme redouté d’« évolution » et désigne le darwinisme comme « l’hypothèse du développement racial ». Or la première édition de ce manuel – publié en 1921, c’est-à-dire avant le procès Scopes – présentait en couverture un portrait de Darwin (dans l’édition de 1956, un groupe de castors industrieux a remplacé le plus célèbre de tous les naturalistes) et contenait plusieurs chapitres où la théorie de l’évolution était présentée non seulement comme démontrée, mais comme constituant le fondement même de toutes les sciences biologiques.20

 

Celui qui trouble sa maison…

The Darwin club, illustration de Rea Irvin (1915) : les singes prennent leurs aises et “troublent la maison”

Inherit the Wind, titre de la fiction tirée du procès Scopes, est tiré de la Bible (Proverbes 11:29). En voici une des innombrables versions anglaises (King James) : He that troubleth his own house shall inherit the wind: and the fool shall be servant to the wise of heart. Soit : Celui qui trouble sa maison héritera le vent, et l’insensé sera l’esclave de l’homme sage.

A la suite de son procès, Thomas Scopes se garda de troubler à nouveau la maison… mais il n’hésita pas non plus à défendre la liberté de recherche et les droits des enseignants. Quant au singe, cet insensé, il n’avait pas fini de menacer la paix des foyers et l’ordre établi – ce que, en réalité, lui reprochait Bryan, mais cela fera l’objet d’une troisième partie…

 

 

 

1Voir le détail dans D. Lecourt, L’Amérique entre la Bible et Darwin, Paris, PUF, 2007, p.21-22.
2Préface de Dominique Lecourt à S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000.
3J. Arnould, Dieu versus Darwin, Les créationnistes vont-ils triompher de la science ? Paris, Albin Michel, 2009.
4Stephen Jay Gould, « Une visite à Dayton », Quand les poules auront des dents, Paris, Seuil, 1991.
5Id.
6Id.
7S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.129.
8D. Lecourt, L’Amérique entre la Bible et Darwin, Paris, PUF, 2007, p.24.
9Stephen Jay Gould, « Une visite à Dayton », Quand les poules auront des dents, Paris, Seuil, 1991.
10Id.
11Id.
12Cité par J. Arnould, Dieu versus Darwin, Les créationnistes vont-ils triompher de la science ? Paris, Albin Michel, 2009.
13Stephen Jay Gould, Op. cit.
14Id.
15S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.130.
16D’après J. Arnould, Dieu versus Darwin, Les créationnistes vont-ils triompher de la science ? Paris, Albin Michel, 2009.
17S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.131.
18Id.
19Cité par J. Arnould, Dieu versus Darwin, Les créationnistes vont-ils triompher de la science ? Paris, Albin Michel, 2009.
20 D’après S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Paris, Seuil, 2000, p.132.

le procès du singe (part 1)

Plus connu sous le nom de “procès du singe”, le procès Scopes tient autant de la légende dorée que du fait historique. S’il compte parmi les moments charnière de l’histoire des idées évolutionnistes, il tire largement son importance d’une  reconstruction a posteriori Déformations et contresens abondent dans les récits de l’événement, mais la figure du singe y tient bien une place singulière, comme le montre ce premier billet.

(un 2nd explique comment ce procès fut organisé, un 3e sera consacré à WJ Bryan, procureur anti-évolutionniste) .


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Le procès du singe eut lieu à Dayton, Tennessee, du 10 au 21 juillet 1925. Il opposa William Jennings Bryan (1860-1925), trois fois candidat à la Maison Blanche (1896, 1900 et 1908), brillant évangéliste cultivé et grand pourfendeur du darwinisme, en tant que procureur désigné par l’Etat du Tennessee, à l’avocat de la défense Clarence Seward Darrow (1857-1938), soutenu par l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU). John Thomas Scopes (1900-1970), professeur de l’école publique de Dayton, y fut reconnu coupable d’avoir enseigné la théorie de l’évolution à ses élèves en dépit du Butler act, loi du Tennessee qui interdisait aux enseignants de nier “l’histoire de la création divine de l’homme, telle qu’elle est enseignée dans la Bible” [1]. Le procès lui-même a été maintes fois relaté. L’interprétation erronée du verdict ainsi que de certains faits a également été soulignée, notamment par Stephen Jay Gould  :

Il court beaucoup d’idées fausses au sujet du procès Scopes (…) Dans la version héroïque, on persécuta John Scopes, Darrow vola à sa défense et châtia l’antédiluvien Bryan, et le mouvement anti-évolutionniste tomba en décrépitude ou, en tout cas, fut momentanément enrayé. Ces trois propositions sont fausses [2]

le singe, ce héraut

« Les créationnistes gagnèrent, mais les États du Sud furent épinglés comme archaïques, retardés, bigots. Au fait, où était le singe dans ce procès ? » feint de s’interroger Pascal Picq.[3] En vente dans des stands, sur les ondes, dans les journaux et les cartoons… bref un peu partout mais à l’extérieur du tribunal pourrions-nous lui répondre. Car dans ce procès qui fut restreint à de simples questions juridiques par la volonté du juge, et où les témoignages des experts scientifiques sur les questions scientifiques furent refusés, il n’y eut, de fait, pas de singe et trois fois rien d’évolution dans l’enceinte même des débats. Mais à l’extérieur, différents récits signalent la vente de petits singes en peluche, vendus par de jeunes femmes (ci-dessous).

De véritables chimpanzés, affublés de costumes, ont également joué les utilités pour égayer la population venue au tribunal comme on va au spectacle. Parmi les bonnes idées développées par les habitants du cru pour mettre à profit l’aubaine que représentait la tenue du procès dans une petite ville, le marchand de chaussures local tient certainement la palme : nommé Darwin, l’heureux commerçant n’eut pas à réfléchir trop pour s’offrir une publicité inespérée.

John T Scopes Trial, by Charlie Oaks (©authentichistory.com)

The John T. Scopes Trial (ci-dessus), The Death of William Jennings Bryan, William Jennings Bryan’s Last Fight, Monkey Out of Me ou encore You Can’t Make a Monkey of Me Plusieurs morceaux dédiés au procès ont vu le jour, interprétés notamment pas les countrymen Charlie Oaks ou Vernon Dalhart (véritable star de son époque). La vidéo ci-dessous met en musique des images d’archives et démarre avec le sémillant Monkey business (Monkey business, Monkey business, Down in Tennessee. My Lulu made me call — I’m monkey after all…)

Le procès Scopes fait date. A différents égards. Si plusieurs débats entre évolutionnistes et créationnistes ont déjà été radiodiffusés, c’est le premier qui va l’être à travers tout le pays, signe incontestable de l’importance projetée de l’affrontement et de l’intérêt du public. A Dayton, on s’est organisé en conséquence pour accueillir l’événement. Des plateformes sont installées pour les photographes. On attend 200 journalistes, peut-être plus. Un camp à la sortie de la ville a été dressé pour accueillir les touristes – quelques 3000 personnes venues des environs, ce qui est tout de même considérable. Autour du tribunal, les rues sont transformées en zone piétonnière. Comme pour tout bon show à l’américaine, la foule à de quoi se distraire : des stands de boissons fraiches et de hot dogs, on évoque une atmosphère de kermesse. Le grand chroniqueur du Jazz Age HL Mencken à la plume aussi brillante qu’acerbe, a laissé ce témoignage surpris de Dayton :

je m’attendais à trouver un sordide village du Sud (…) avec des cochons fouillant de leur groin sous les maisons et des habitants ravagés par l’ankylostome et la malaria. Or j’ai découvert une petite ville de province pleine de charme et même de beauté. [4]

Le jury du Procès du singe ne mit que 9 minutes à délibérer et le procès s’acheva par une bénédiction du révérend Jones –  un comble pour une affaire qui mettait aux prises libéraux et religieux. Si le procès fut marqué de quelques moments épiques, tels ce célèbre épisode où le juge Raulston convoqua la Cour sur la pelouse en raison d’une température caniculaire (des fissures étaient apparues au plafond de l’étage au-dessous de la salle d’audience surpeuplée, raconte Gould), il est douteux que le procès du singe soit resté dans les annales si la culture populaire n’avait pas trouvé à s’en emparer – en en déformant la signification profonde au passage.

Bien évidemment, le singe du procès Scopes n’est pas qu’une peluche. Il est aussi, à son corps défendant, le symbole de l’affrontement, entre deux camps supposés, celui du fondamentalisme obscurantiste d’un Sud rural arriéré et celui des idées progressistes de l’évolutionnisme, portées par le Nord moderniste et matérialiste. Cette vision caricaturale ne fut pas sans conséquence lourde : « à cette époque et depuis, pour les antidarwiniens primaires les exactions des hommes proviendraient de leurs mauvais instincts, ravivés et justifiés par l’affirmation que « l’Homme descend du singe ». »[5]

le singe à la sauce Broadway et Hollywood

Cette représentation déformée est dans une certaine mesure le fruit de la transposition du procès du singe à la scène puis à l’écran. Une pièce de théâtre, Inherit the Wind, fut d’abord écrite en 1955 par Jerome Lawrence et Robert Edwin Lee, et jouée dans plusieurs versions par certains des meilleurs comédiens américains. Quatre versions filmées allaient par la suite faire intervenir d’autres grands talents : Spencer Tracy en Darrow et Fredric March en Bryan dans la version de 1960, réalisée par Stanley Kramer (en français Procès de singe) ; Kirk Douglas et Jason Robards dans une version de 1988 pour la télévision ; Jack Lemmon dans un autre téléfilm de 1999. Il faut noter que toutes ces version américaines prennent quelques liberté avec les faits du procès Scopes et se veulent en même temps des paraboles du maccarthysme.

Affiche de Inherit the Wind (Procès de singe en français) film américain de Stanley Kramer (1960). © le bLoug : http://lebloug.fr/

Affiche de Inherit the Wind (Procès de singe en français) film américain de Stanley Kramer (1960). © le bLoug : http://lebloug.fr/

La version de 1960, à travers ses légers travestissements de la réalité historique, constitue une grille de lecture idéale pour comprendre les enjeux sous-jacent au procès du singe. Les principaux ressorts dramatiques du film sont sans doute à l’origine des contresens sur l’interprétation des événements faites a posteriori. Contrairement à ce que donne à voir le film (et cela figure déjà dans la pièce), « Scopes ne fut pas persécuté par les fanatiques de la Bible, et il ne passa pas une seconde en prison »[6]. Il ne fut pas non plus mis au ban de sa communauté (son couple, dans le film, ne tient plus qu’à un fil et il n’est guère que ses étudiants pour encore lui adresser la parole). La mort de Bryan d’une crise cardiaque en plein tribunal est une autre invention scénaristique, qui laisse à penser que l’hydre créationniste a été terrassée par les lumières de la raison et qu’elle ne devrait pas de sitôt s’en relever. En réalité, Bryan succomba effectivement peu de temps à cette ultime joute judiciaire, mais ce fut « après s’être empiffré lors d’un banquet paroissial »[7].

William Jennings Bryan (à gauche avec l’éventail) et Clarence Darrow (au centre, bras croisés)

Le procès du singe n’est pas « l’héroïque combat d’une resplendissante probité contre l’aveuglement grossier »[8], comme le film pourrait le donner à penser, à travers la mise en opposition grossière entre science et religion que résume la réplique du journaliste H.L. Mencken (joué par Gene Kelly) assimilant Scopes à Copernic (et à Socrate par la même occasion). En réalité, le procès Scopes, comme la plupart de ceux qui suivront, laissa soigneusement à la porte toute querelle épistémologique. L’antagonisme entre un Sud fanatique et conservateur et un Nord progressistes et libéral est assez prégnante. Elle se lit dans cette scène (fidèle aux faits) où Clarence Darrow provoque un tollé en faisant remarquer que les dés sont pipés puisque, à l’ouverture de toute audience, on lit un texte de la Bible. Elle est personnifiée, pour le Nord, par le personnage de Mencken, venu de Baltimore, et, pour le Sud, par le révérend de Dayton, qui mène la meute anti Scopes – rendons toutefois cette justice au film, ces deux personnages ne sont pas particulièrement sympathique, le premier, pour sa morgue un rien dédaigneuse et cynique, le second, personnage très outré, pour cette scène sans ambiguité le montrant totalement discrédité auprès des ses propres paroissiens à la suite d’un sermon trop haineux. L’opposition entre États du Nord et États sudistes du Bible Belt transparaît dans une autre scène du film, très éloquente. Le banquier de la petite ville de Dayton, lors d’un échange entre notables, se trouve seul à plaider la cause de Scopes, bien qu’il croie en l’interprétation littérale de la Bible. Cette scène paradoxale montre que, tout croyants qu’ils fussent, les habitants de Dayton, et par extension l’ensemble des Américains, n’étaient pas forcément tous des puritains hostiles à l’évolutionnisme, ni nécessairement partisans d’une interprétation littérale des Ecritures. En l’occurence, le personnage du banquier n’est toutefois mû que par des intérêts bien compris : il craint que la ville, à cause du Butler Act, soit déconsidérée aux yeux de l’extérieur et que les pères ne puissent puis envoyer leurs fils à Yale – si c’est là le motif du seul partisan de Darwin dans la communauté, c’est finalement à une publicité peu glorieuse pour le matérialisme qu’Inherit the Wind assimile l’évolutionnisme !

Séance en plein air tenue le 20 juillet 1925 en raison de la chaleur étouffante : William Jennings Bryan (à gauche) écoute Clarence Darrow (debout à droite).

Mais où est donc le singe dans le procès du singe ? demandait Pascal Picq. Nulle part dans le procès lui-même, effectivement. Il est également quasiment absent de Inherit the Wind – alors qu’il occupe, sur une des versions de l’affiche, l’essentiel de l’espace, avec cette accroche sans nuance :  It’s all about the fabulous « Monkey trial » that rocked America !

On est presque déçu lorsque Scopes, interrogé sur ses motivations, explique qu’il veut « enseigner que l’homme n’a pas été planté comme un géranium ». Pas un mot sur le singe ! Attribut indissociable du Darwinisme, symbole intégré à la culture populaire, le singe n’a même plus besoin de jouer son rôle, il suffit désormais que son nom apparaisse sur l’affiche.

 

la suite de la véritable histoire du procès du singe : contingences du militantisme


 
[1] Le Butler Act est accepté par 71 voix contre 5 à la chambre des représentants et au sénat par 24 voix contre 6. le 21 mars, la loi est signée par le gouverneur Austin Peay et entre en vigueur, non seulement dans les public schools du primaire et du secondaire mais aussi dans tous les établissement qui reçoivent des subsides publics, y compris l’université. Les contrevenants risquent une amende pouvant aller jusqu’à 500 $.
[2] S. J. Gould, « Une visite à Dayton » in Quand les poules auront des dents, Seuil, 1991
[3] P. Picq, Lucy et l’obscurantisme, Odile Jacob, 2007
[4] Cité par S. J. Gould, « Une visite à Dayton » in Quand les poules auront des dents, Seuil, 1991
[5] P. Picq, Lucy et l’obscurantisme, Odile Jacob, 2007
[6] S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Seuil, 2000
[7] S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Seuil, 2000
[8] S. J. Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Seuil, 2000