sasquatch comme ça chez les pseudoscientifiques (hs#27 TENACIOUS D, Sasquatch)

Tenacious D dans le headbanging science ? Avec un morceau intitulé Sasquatch, l’équivalent nord-américain du yéti ? Il y avait au moins deux bonnes raisons de douter de la pertinence d’un billet consacré au duo satirique composé de Jack Black et Kyle Gass, tous deux chanteurs et guitaristes acoustiques.

La première tenait à la caution rock. Le doute a été vite levé : Tenacious D a tout de même ouvert pour Pearl Jam ou Metallica et accueilli comme batteurs rien moins que Dave Grohl ou Brooks Wackerman (Bad Religion) ! C’est un tout autre invité que l’on peut voir derrière les fûts dans cette vidéo (à 1:55). Un « kickin ass » style, qui ne fait hélas pas l’affaire pour Tenacious, pas à l’aise à l’idée de former un power trio…

 

La deuxième raison tenait à ligne de profond sérieux de ce blog (oui, parfaitement)… Un sujet de cryptozoologie, après avoir consacré un numéro du headbanging science aux rumeurs de hoax lunaire, paraissait risqué.

Mais, aussi étrange que cela puisse paraître, il existe une actualité sur le sasquatch qui, à défaut d’être sérieuse en soi, a quelque chose à nous dire sur le fonctionnement de la science qui vaut la peine d’être relevé. Figurez-vous que…. (roulement de tambour) des données viennent de prouver de façon concluante que le sasquatch existait bel et bien. Mieux, il s’agirait d’une espèce d’hominidé directement apparentée à Homo sapiens. Étonnant non ? Et bien sûr, totalement loufoque. Mais voyons de quoi il retourne exactement.

 

headbanging science tenacious D


Syndrome de Galilée chez une ancienne vétérinaire

En novembre 2012, un communiqué de presse émanant d’un laboratoire de génétique texan (DNA Diagnostics), claironnait avoir séquencé le génome du sasquatch à partir d’une centaine d’échantillons de poils. Les données mitochondriales indiquaient une parenté directe avec Homo sapiens (via la lignée maternelle : le génome mitochondrial est transmis par la mère). En revanche, du côté du génome nucléaire (transmis par les deux parents), c’était un peu le bordel : le sasquatch était apparenté avec l’homme, d’autres primates et des trucs inconnus. Tout cela n’avait aucun sens, ce que PZ Myers, auteur du blog Pharyngula, railla à l’époque, évoquant un travail bâclé, de toute évidence entaché de niveaux élevés de contamination de l’ADN, se demandant si on allait aussi trouver des gènes de raton laveur et d’opossum dans les séquences analysées.

Melba Ketchum, auteure du papier (et par ailleurs ancienne vétérinaire reconvertie dans la génétique : elle dirige DNA Diagnostics) estimait être victime d’une cabale qui l’avait empêchée de publier ses résultats dans une revue scientifique à comité de lecture (la démarche scientifique consiste à faire évaluer ses travaux par les pairs et les soumettant à des revues à comité de lecture, qui décident si le travail de recherche soumis pour publication est acceptable ou non), se plaignant amèrement de ce que certaines n’aient même pas regardé son manuscrit et qu’un relecteur ait osé se moquer ouvertement de son travail dans son commentaire.

Melba Ketchum avait absolument raison. Il était absolument invraisemblable qu’un relecteur ait pu se moquer ouvertement de ses travaux : tous auraient dû le faire.

Melba Ketchum revient - et elle n'est pas contente

Melba Ketchum revient – et elle n’est pas contente

L’histoire aurait dû s’arrêter là, mais Melba Ketchum, évoquant un « effet Galilée » (il fallait oser !), n’avait pas dit son dernier mot.

 

On n’est jamais si bien servi que par soi même

Comment est-elle malgré tout parvenue à faire publier ses “résultats” ?

Tout simplement en rachetant et en renommant une revue ! Aussitôt créé, aussitôt publié ! DeNovo, c’est le nom de cette nouvelle revue en ligne, s’est fendue d’une édition spéciale comportant en tout et pour tout un seul article, celui de Melba Ketchum :

“Novel North American Hominins, Next Generation Sequencing of Three Whole Genomes and Associated Studies.” Authors: Ketchum MS, Wojtkiewicz PW, Watts AB, Spence DW, Holzenburg AK, Toler DG, Prychitko TM, Zhang F, Bollinger S, Shoulders R, Smith R. DeNovo. 13 February 2013.

DeNovo entend “accélérer la science”. Tu m’étonnes… L’éthique veut que les éditeurs des revues scientifique ne supervisent pas la publication de travaux de leur propre institution de recherche – et encore moins leurs propres travaux ! Pour compléter la farce, la revue est soi-disant en accès libre, mais il vous en coûtera $30 pour acquérir l’article ! Il n’a été envoyé avant publication qu’à certains blogueurs « crypto-friendly », avec embargo…

 

Et le sasquatch dans tout ça ?

Sur la forme, relevons en vrac : que l’équipe est essentiellement composée d’experts en médecine légale et ne comporte pas d’expert des primates ; qu’on ne sait pas grand chose sur la façon dont les échantillons de poils de sasquatch ont été collectés  ; que l’article  contient des illustrations de sasquatch qui font un peu désordre pour une revue scientifique, dont une vidéo de ce qui ressemble à une couverture sale planquée dans des fourrés

Sur le fond, il est évident que les conclusions vont totalement à contresens des données rapportées :

  • Que l’ADN mitochondrial corresponde à celui d’Homo sapiens ne pose pas de problème en soi si l’on admet que ce sont des femmes qui se sont reproduites avec [quelque chose] et ont donné naissance à des hybrides. Le hic est que cet ADN provient de 16 populations différentes, la plupart d’Europe et du Moyen-Orient, quelques unes africaines et amérindiennes ! La spéciation ayant eu lieu il y a 15 000 ans, on ne devrait trouver que des séquences d’Indiens nord-américains… Mais les auteurs ne s’arrêtent pas à ce détail et spéculent que ces populations ont été se balader en Amérique via le Groenland. La seule explication qui tienne est en fait celle d’une multi contamination des échantillons d’ADN de bestiole par celui des humains qui les ont récoltés ou manipulés.
  • Pour ce qui est du génome nucléaire, difficile d’en dire quoi que soit. Certains tests révèlent une parenté avec l’homme, d’autres avec un primate non identifié, d’autres encore ne révèlent rien du tout. Selon John Timmer, du site arstechnica.com, les résultats sont ceux qu’on pourrait obtenir si on essayait de mixer de force de l’ADN de deux espèces non étroitement apparentées. Par exemple Melba Ketchum avec un vrai scientifique. On ne parlerait donc plus de simple contamination, mais bel et bien de fraude.

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Que conclure de cette intrusion de la pseudo-science sur les terres de la science officielle ? 3 choses.

  • Premièrement, que le système du peer-review, malgré ses défauts, présente des garanties d’étanchéité assez utiles. Les tentatives faites par les « sciences » créationnistes pour le copier, en créant leurs propres revues à comités de lecture, hostiles à l’évolution, n’ont pas donné grand-chose de concluant. Pour les auteurs, copier la démarche scientifique est couteux en temps et ne leur rapporte au final pas grand chose en termes de crédibilité. Compte tenu de l’écho scientifique nul qu’aura rencontré la tentative sur le sasquatch, on peut espérer les aficionados de Nessie, par exemple, réfléchiront à deux fois avant de soumettre leurs manuscrits à DeNovo.

 

  • Deuxièmement, que la sphère médiatique, pourtant prompte à s’emballer, se comporte plus intelligemment en matière de science qu’on ne veut bien le dire. Jusqu’à présent, je n’ai relevé l’information de la « découverte » du sasquatch que sur le site 7sur7.be – parmi des informations capitales telles que : « Cent pierres retrouvées dans l’estomac d’un labrador » ou « Elle a des cheveux longs de six mètres et demi ». Un bémol toutefois, le communiqué de presse de novembre 2012 que nous avons mentionné plus haut avait fait l’objet d’un article bien gentillet sur le site Maxisciences. Bravo à eux.

 

  • Enfin, qu’il est bien possible que la prochaine étude publiée dans DeNovo prouve, de façon concluante, que Melba Ketchum est un hybride de Robert Mitchum et d’une pêche melba.

 

Pour revenir à Tenacious D, vous vous demandez tous bien entendu qui tient le rôle du sasquatch. Il s’agit d’un autre acteur, John C Reilly, que l’on peut voir ici pousser la chansonnette au… Sasquatch Festival !

Un festival bien réel lui, dont la prochaine édition aura lieu du 24 au 27 mai 2013, sur le site de The Gorge, dans l’État de Washington. C’est un peu loin, mais sachez que la programmation est plus qu’alléchante (Sigur Ros, Arctic Monkeys, Primus, Bloc Party, BRMC, Red Fang… ) et que c’est dans cet État que la Bigfoot Field Researchers Organization recense le plus de « rencontres » du sasquatch : 556 !

 

A lire, deux bons décryptages (en anglais) dont j’ai pu m’inspirer :

 

un étrange air de famille #2

L’étrange air de famille entre grands singes et humains se nourrit de fantasmes et d’approximations depuis l’Antiquité, ainsi que nous l’avons vu dans la première partie. Après les frasques du Pongo (le gorille), voici les tribulations du Pygmée (le chimpanzé) sur les tables de dissection.

 

Aux bons soins des docteurs Tulp et Tyson

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À mesure que se développe l’anatomie comparée, à partir du XVIe siècle, l’évidence du caractère animal de l’homme devient de plus en plus difficile à ignorer.[1] Mais les grands singes posent un problème de taille : les naturalistes n’en ont encore jamais vu. Il leur faut compter avec des descriptions exagérées et des témoignages fantaisistes, qui se mêlent aux croyances moyenâgeuses en l’existence d’hommes sauvages ou aux créatures mythologiques héritées de l’Antiquité. Par ailleurs, la distinction entre les grands singes n’est pas encore faite. Gorille, chimpanzé et orang-outan ont été signalés au tout début du XVIIe siècle, mais pendant longtemps encore, « on appellera orang-outan indifféremment le chimpanzé et l’orang-outan actuels. »[2]

Étrangement, c’est à un anatomiste de renom, le Hollandais, Nicolaas Claes Tulp (1593-1674), ci-dessus à l’oeuvre dans La leçon d’anatomie de Rembrandt, que l’on doit pour partie la survivance de cette confusion. Tulp eut pourtant une belle occasion de préciser la connaissance des différentes espèces : en 1632, il eut la chance de pouvoir examiner vivant puis de disséquer un chimpanzé venu d’Angola qui avait été placé dans la ménagerie du prince Frédéric-Henri d’Orange-Nassau, dans les environs de La Haye. Tulp en donna hélas une description certes historique, puisqu’il s’agit de la première description scientifique d’un anthropoïde, mais fort peu précise – identifiant au surplus l’animal dont il connaissait l’origine africaine à l’orang-outan indonésien, tout en le dénommant Satyre indien, se fiant à l’un des amis ayant vécu à Bornéo et imaginant que l’espèce qu’il lui décrivait était commune sous tous les tropiques.

Aux imprécisions des anatomistes s’ajoutèrent celles des illustrateurs. Ainsi, du dessin d’un « orang outang » que fit le médecin néerlandais Bontius en 1658, Thomas Huxley jugera plus tard qu’il ne montrait à voir « rien d’autre qu’une femme fort velue, assez belle, et avec des proportions et des pieds entièrement humains » (voir l’illustration dans cet article)[3]. Quant celle qui ornait l’ouvrage de Tulp Observationes Medicae (1641), ci dessous, elle est tellement ambiguë que l’on peut bel et bien y voir un orang-outang…

1699 est une date reconnue comme importante dans l’histoire de l’anatomie sinon de la science en général. Edward Tyson (1650-1708), réputé pour être le meilleur spécialiste anglais d’anatomie comparée, voire le fondateur de la discipline, publia cette année-là un ouvrage intitulé : L’Orang-outang, sive « homo sylvestris » : une étude comparée de l’anatomie d’un singe, d’un grand singe et de l’homme. Passons sur le fait que l’orang-outan en question était, une fois encore, un chimpanzé, confusion, on le voit, alors banale. L’épisode Tyson est intéressant, car c’est un bon exemple de construction d’une des ces « légendes dorées » qui émaillent l’histoire des sciences[4]. Stephen Jay Gould, qui n’aimait rien tant qu’inciter son lecteur à s’affranchir du filtre déformant des représentations modernes pour mieux décrypter les grandes heures de l’histoire de la biologie, a consacré son essai Le Montreur de singe[5] au cas Tyson. Son analyse montre que l’œuvre du médecin anglais a fait date, mais pas forcément pour les bonnes raisons.

Les commentateurs du traité de Tyson ont célébré son travail pour le modernisme de ses méthodes et de ses conclusions. Thomas Huxley, dans La place de l’Homme dans la nature (1863), rendit par exemple hommage au travail de Tyson, « premier compte rendu exhaustif sur un singe humanoïde, qui mérite notre intérêt pour sa précision scientifique ». Tyson dresse une liste de tous les caractères qui rapprochent son « pygmée » (c’est ainsi qu’il nomme son chimpanzé) soit des petits singes soit de l’homme. Il dénombre trente-quatre caractères pour les premiers et quarante-sept pour les seconds. Il en arrive à la conclusion que le chimpanzé a plus de ressemblances avec l’être humain qu’avec les singes, notamment dans la structure de son cerveau. L’existence d’une créature s’éloignant de tous les autres animaux connus et qui présentant bien des points de ressemblance avec l’homme est ainsi démontrée, et Tyson conclut que son « pygmée » est un être intermédiaire.

Si l’on peut reconnaître à Tyson le mérite d’anticiper Linné et l’invention des primates d’un demi-siècle, il serait faux d’en faire un précurseur de l’évolutionnisme, avertissent Albert et Jacqueline Ducros. Son œuvre « accroît les connaissances, mais sans bouleversement idéologique »[6]. Du reste, elle n’eut pas grand retentissement à l’époque, signe qu’elle ne défiait en rien le cadre conceptuel admis en son temps. Tyson s’en tient en effet fidèlement la description traditionnelle de la nature selon l’« échelle des êtres » et ne fait preuve d’aucun modernisme à cet effet. Il place son « pygmée » à mi-chemin entre d’autres primates et les êtres humains, mais sous une étiquette animale : « Notre pygmée présente de nombreux avantages sur ses congénères, et pourtant, je persiste à croire qu’il n’est qu’une sorte de singe, une simple brute ; comme le dit si bien le proverbe, un singe reste un singe, même s’il est vêtu. »

La minutie avec laquelle Tyson compare l’anatomie de son sujet avec celles de l’homme et des petits singes n’est, selon Gould, que la preuve flagrante de son conservatisme. Il écrit :

« De plus, l’utilisation de la méthode de l’anatomie comparée n’était pas la marque du modernisme éclairé de Tyson, c’était également l’expression de son attachement à la théorie de la chaîne du vivant. Si vous désirez accorder à un animal un statut intermédiaire entre le singe et l’homme, quel autre recours avez-vous que de dresser la liste des ressemblances de cet animal avec les représentants des deux groupes ? »[7]

Gould va plus loin. Outre son conservatisme, il relève chez Tyson quelques largesses avec les faits qui cadrent bien mal avec les louanges ultérieures qui seront adressées à sa méthode. Tyson insiste continuellement sur la position intermédiaire de son chimpanzé : « Notre pygmée, je le placerais dans une position intermédiaire entre celle de l’homme et celle du singe dans la grande chaîne de la création. » Mais pour en arriver à cette conclusion, il exagère, peut-être de toute bonne foi, les caractéristiques humaines de son « pygmée » et, écrit Gould, « donne simplement et systématiquement sa préférence à tout ce qui paraît plutôt humain, chaque fois qu’il existe une ambiguïté. » Cette pente glissante qui pousse à interpréter les faits à la faveur du résultat que l’on espère se lit aussi dans les croquis du chimpanzé exécutés par Tyson : le sujet est représenté debout, mais appuyé sur une canne (Tyson reprend en cela la figure de Breydenbach (voir première partie). Ayant vu son pygmée vivant, il justifie la canne en arguant de sa faiblesse et de sa difficulté à se tenir debout).

En fait de rigueur scientifique, le grand traité de 1699 se pose là. Mais Tyson, victime de la connaissance très lacunaire des grands singes, ne s’est pas rendu compte du très jeune âge de l’animal qu’il disséquait (un an). Aussi a-t-il été induit en erreur par la plus forte ressemblance des très jeunes chimpanzés avec notre propre espèce.[8]

À la fin du XVIIe siècle, l’existence des grands singes est donc connue, mais sans que les distinctions entre espèces soient très claires ni que leur place à côté de l’homme soit vraiment discutée. Le XVIIIe siècle sera celui de l’acceptation en tant que réalité scientifique des similitudes entre l’homme et les grands singes et de la discussion de leurs rapports par plusieurs anatomistes, naturalistes ou philosophes. La proximité de l’homme aux singes, d’abord descriptive et non généalogique, n’est alors acceptable que dans la mesure où l’on sépare l’âme du corps, mais elle posera rapidement question, ainsi que nous le verrons prochainement.. .

 


[1] On trouve dès 1555 des squelettes comparés de l’homme et de l’oiseau dans un ouvrage du naturaliste français Pierre Belon.

[2] Sous la direction de Pascal Picq et Yves Coppens, Aux origines de l’humanité t.2 ; le propre de l’homme, Paris, Fayard, 2001, p.38.

[3] Cité par R. Dawkins, Il était une fois nos ancêtres, Une histoire de l’évolution, Paris, Robert Laffont, 2007, p.149.

[4] A propos de ces phénomènes de distorsion de la postérité, voir les billets consacrés au légendaire débat d’Oxford et au non moins célèbre Procès Scopes.

[5] S. J. Gould, « Le montreur de singe », Le sourire du flamant rose, Seuil, Paris, Seuil, 1988.

[6] Sous la direction de Pascal Picq et Yves Coppens, Aux origines de l’humanité t.2 ; le propre de l’homme, Paris, Fayard, 2001, p.47.

[7] S. J. Gould, Le montreur de singe, in Le sourire du flamant rose, Seuil, Paris, Seuil, 1988 p.245.

[8] C’est une des illustrations classiques de la néoténie.

Ugandapithecus est un crâneur

Lundi 19 septembre 2011, amphithéâtre de la Galerie de Paléontologie et d’Anatomie Comparée du Muséum national d’Histoire naturelle. Le bLoug est peu confortablement installé sur un vénérable banc de bois craquant au moindre mouvement afin d’assister à l’exhibition d’un crâne. Pas n’importe lequel. Celui de Ugandapithecus major. Ce singe fossile du Miocène daté de 20 millions d’années a été mis au jour en Ouganda par Brigitte Senut (Muséum national d’Histoire naturelle) et Martin Pickford (Collège de France), les éminents parents d’Orrorin. La découverte est intéressante car les fossiles de grands singes de cette époque sont rares et que l’on ne disposait jusqu’alors d’aucun crâne…. Mais vaut-elle l’avalanche de flashs que nous allons maintenant décrypter ?

Derrière moi, deux chercheurs, probablement paléontologues, se livrent à un gentil torpillage du petit exercice de communication bien maitrisée qui se profile et qui a permis de copieusement remplir l’amphithéâtre dans lequel nous sommes. Cette présentation fait polémique, explique le premier à son collègue : elle ne repose sur aucune publication scientifique (le crâne a été mis au jour il y a à peine deux mois, le 18 juillet 2011 ; l’espèce, elle, a déjà été décrite en 2000 !), il n’y a pas de quoi justifier la tenue de cette conférence. Il reconnaît toutefois que la pièce est exceptionnelle… parce qu’on touche aux primates et qu’on tient un crâne. Amusé par la meute de photographes qui s’acharne pendant 15 mn à mitrailler Ugandapithecus sous toutes les coutures, le second (qui semble connaître le site d’Angeac) fait mine de lancer : “j’ai des trucs plus beaux que ça, vous voulez que je vous sorte un gros os de dinosaure ?”

sous la couche de paparazzi, un crâne d’Ugandapithecus a été mis au jour

Le ballet des flashs est à peine interrompu par le vacarme d’une dame qui s’étale de tout son long en entrant dans l’amphithéâtre. Peut-être attiré par de possibles os brisés, Yves Coppens fait son entrée et prend place, heureusement plus discrètement, et l’intervention de Brigitte Senut et Martin Pickford peut commencer.

Science chaude ou soirée diapos ?

Basée sur de petites vidéos personnelles, la présentation des deux paléontologues a le mérite de faire toucher du doigt la réalité et la difficulté de leur travail in situ (enseignement annexe rassurant, elle nous révèle qu’en Ouganda aussi, ils ont eu un été pourri). Incontestablement, nous sommes dans la science en train de se faire… C’est un témoignage intéressant. Mais qui donne finalement un peu l’impression d’assister à la soirée diapo de tata Brigitte et tonton Martin revenus d’un safari. On ne peut s’empêcher de se demander si cela vaut bien le déplacement. D’ailleurs, le crâne d’Ugandapithecus est surtout là pour les photographes ; dans la salle, on n’a pas l’occasion de bien le voir, les chercheurs ne nous le montrent pas véritablement et centrent une bonne partie de leurs commentaires sur les conditions de la découverte plutôt que sur son sens.

Ugandapithecus vu de dessous ; le crâne est moins complet que ce que l’annonce de sa découverte laissait espérer

Dans l’ouvrage de Brigitte Senut Et le singe se mit debout (Albin Michel, 2008), Ugandapithecus occupait à peine deux pages (p 131/132). Suffisant pour l’auteur pour mentionner l’existence de cette nouvelle espèce, attestée par des dents et une tête fémorale, pièces venant compléter celles découvertes dans les années 1960 par Bill Bishop mais alors attribuée au genre Proconsul. Une querelle en vue pour les spécialistes des primates du Miocène, donc, mais rien de franchement excitant pour le grand public

A vingt millions d’années, si t’as pas de crâne t’a raté ta fossilisation

Avec la découverte d’un crâne, cela va-t-il changer ? Cela n’aurait rien d’étonnant et Senut et Pickford en sont plus conscients que quiconque : parents du “fossile du millénaire” (Orrorin tugenensis) leur découverte avait été bien vite surclassée par celle de Toumaï, qui avait le gros avantage médiatique d’être attesté par un crâne… Peut-être est-ce là la raison profonde de cette tournée médiatique entamée en août 2011, à peine le crâne débarrassé de ses sédiments.

A Paris, on aura certainement voulu faire les choses bien – même Mme l’Ambassadrice de l’Ouganda est là, qui se fend d’un petit speech. Yves Coppens, le patriarche, veille au grain. Alors que le soufflé semble retomber platement, Ugandapithecus peinant à déclencher plus de trois questions pertinentes, il s’empare du micro “parce qu’il connaît bien Brigitte”… Et loue les mérites des deux découvreurs, des gens sérieux, “qui bossent dur”  (pas les autres ?) et qui publient (mmmh… voir le début de l’article). On se demande comment se genre d’ “hommage”, quand on a soi-même des cheveux blancs, peut être ressenti.

Peu importe, Coppens, est passé à Mme l’Ambassadrice de l’Ouganda, pays dans lequel il n’a jamais travaillé… Grâce à son intervention, on s’est souvenu qu’il s’agit d’une “très belle découverte”, qu’il convient de saluer, même si on ne sait pas trop encore pourquoi. Ou ce qu’il y a de nouveau, par rapport à l’annonce faite début août. Comme le dit Brigitte Senut elle-même, les grands singes, au Miocène, ce n’est pas ce qui manque ; il y a pléthore d’espèces à cette période, y compris sur les sites de Napak où a été trouvé Ugandapithecus. Seulement aucune n’avait eu la bonne idée de livrer un crâne fossile jusqu’à présent.

La presse en parle… ou pas

Quel va être l’écho de la découverte de ce crâne ? Balayons les premières reprises de la nouvelle. Quelques sites se sont contentés de retranscrire le communiqué de presse, ce avant même qu’ait lieu la conférence au Muséum du 19 septembre 2011, comme l’a fait MaxiSciences. Encore plus amusant, ce site avait déjà annoncé la découverte début août 2011 (en recopiant aussi un communiqué) mais ne relie aujourd’hui même pas ses deux “copier-coller”, comme si les deux annonces concernaient deux fossiles différents ! Quelques heures après l’exercice de communication de Brigitte Senut et Martin Pickford, Sciences et avenir y va sur son site d’un article au titre un peu rapide en besogne (Un très vieux singe découvert en Ouganda) puisqu’il fait allègrement l’impasse sur le fait que l’espèce a été décrite voici 11 ans maintenant…. Troisième séquelle, dans la presse en ligne généraliste cette fois : France Soir relate la nouvelle ce matin-même, 20 septembre 2011, à grands coups de points d’exclamation… tout en relativisant fort à propos et plutôt honnêtement : la découverte est “précieuse mais pas révolutionnaire“….

Et si la frime d’Ugandapithecus faisait flop, finalement ?

un étrange air de famille

Aussi loin que les sources écrites nous permettent de remonter, l’ambivalence a toujours imprégné la relation entre l’homme et les singes, au moins dans la culture occidentale. Présente très tôt, dès l’Antiquité, elle demeure très longtemps nourrie de fantasmes et d’approximations.

le mime grotesque du singe antique

« Laids, lâches, vantards, flatteurs. Rien d’équivalent chez les anciens au proverbe malin comme un singe. »[1] Cette sentence de François Lissarague, auteur du chapitre intitulé “L’homme, le singe, le satyre” dans un ouvrage collectif dédié à l’animal dans l’Antiquité, dit bien la place peu enviable du singe dans notre culture. Le jugement que les anciens portent sur lui est déjà négatif, les descriptions péjoratives. Par essence, le singe est grotesque. Il est également laid. On ne cesse pourtant de souligner son caractère mimétique, sa propension à faire sa toilette, s’habiller, à s’enivrer… Autant de traits humains. Mais ne nous y trompons pas, il s’agit bien d’une copie de l’homme par l’animal, non d’une identité de l’animal à l’homme. Il reste une distance au sein de la ressemblance. C’est celle du grotesque, celle qui attire la moquerie. Au second siècle de notre ère, Pline l’Ancien et Galien enfoncent le clou sur l’essence ridicule du singe, piètre copie de l’homme non seulement par ces actes : « les espèces qui ont une queue sont même connues pour jouer aux dames »[2] mais encore dans son être tout entier : « Le corps entier du singe est une imitation ridicule de l’homme »[3]

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La laideur du singe et sa position par rapport à l’homme font une apparition dans l’Hippias majeur de Platon (v.427-v. 346 av. J.-C.). A la recherche d’une définition du beau, Socrate cite la formule d’Héraclite selon laquelle « le plus beau des singes est laid » (ce qui souligne au passage l’existence de la figure du singe dans la culture grecque antique) et la complète en introduisant l’homme dans la comparaison : « le plus savant des hommes par rapport au dieu, paraîtra un singe. »[4] Les prémisses de la Scala naturae sont ici aisément perceptibles et la place du singe, dans une position intermédiaire et inférieure à celle de l’homme, déjà déterminée.

La référence platonicienne a moins souvent cours dans les cercles naturalistes que celle à Aristote (348-322 av. J.-C.), éminente figure de la science occidentale à qui l’on doit les premières tentatives de classification des organismes vivants (il sera suivi de Théophraste (v. 372-v.287 av. J.-C.), qui lui succéda à la direction du Lycée et proposa une classification des végétaux)[5]. Aristote observe que certains animaux ont une nature intermédiaire entre celle de l’homme et celle des quadrupèdes. Dans son traité les Parties des animaux, il marque bien le caractère intermédiaire du singe, qui s’approche de l’homme et s’en distingue tout à la fois :

« Quant au singe, comme il a une forme indéterminée et qu’il n’appartient à aucune espèce tout en appartenant à deux, il n’a ni queue ni fesses ; il n’a pas de queue parce qu’il est bipède, ni de fesses, parce qu’il est quadrupède. »[6]

L’anthropomorphe sans nom. (Source : INHA) : Bernard de Breydenbach (1454-1497), doyen de la Cathédrale Saint-Martin de Mayence, publia la relation de son voyage en Terre sainte (Peregrinatio in terram sanctam) en 1486. Une étrange créature anthropomorphe « sans nom » figure au voisinage de la girafe ou du dromadaire, aisément identifiables. Elle est pourvue d’une queue et s’appuie sur une canne. Cet « homme-singe » s’appuyant sur un bâton pour pallier sa bipédie déficiente entre pour longtemps dans le catalogue des représentations du singe.

de la diabolisation à la découverte des grands singes

A cette époque, les singes que l’on connaît et que l’on raille ne sont pas des grands singes. On en a la certitude avec Aristote, qui parle de singes (pitekoi), de cèbes (keboi) et de cynocéphales (kynokephaloi). Le pitêcos désigne le magot d’Afrique du Nord, le kynokêphalos représente les babouins et le kêbos « les autres singes à queue que les Grecs avaient rencontrés dans leur expansion »[7]. L’écrivain et naturaliste romain Pline l’Ancien (23-79), mentionne dans sa monumentale Histoire naturelle d’étrange animaux vivant dans les régions orientales de l’Inde : « Des satyres, animaux très légers à la course, qui vont tantôt à quatre pattes, tantôt dressés sur deux, à l’image de l’homme. »[8] La possibilité qu’il s’agisse d’un grand singe n’est pas à écarter. Elle reste toutefois très hypothétique – tout comme l’est celle que l’amiral carthaginois Hannon, ait, quelques siècles auparavant, rencontré des gorilles, dans la mesure où ses voyages le long des côtes de l’Afrique ne le portèrent pas au-delà du golfe de Guinée. Il n’est donc aucune preuve certaine, à cette époque, que les grands singes nous aient été connus autrement que par ouï-dire.

Si Aristote et Galien pouvaient sans inquiétude classer l’homme parmi les animaux, le christianisme va ensuite s’affairer à retirer l’homme de la nature pendant plus de 1500 ans. L’histoire biblique du monde vivant est celle d’une création divine des espèces sans transformation postérieure à leur formation. Le monde occidental est solidement et durablement fixiste, donc rassurant pour l’homme. Il va falloir attendre l’essor de l’anatomie comparée puis de la classification aux XVIIe et XVIII siècles pour que la thématique des liens qui unissent le singe à l’homme refleurisse véritablement dans les textes et les querelles. Cette longue parenthèse n’est le signal d’aucun répit pour les singes qui de ridicules deviennent diaboliques, dans une époque où il ne fait pas bon l’être. Leurs mimiques, leur lubricité, les rangent dans la catégorie des êtres maléfiques. Les témoignages architecturaux constituent un bon indice de la place dévolue aux singes dans la culture de l’Occident chrétien, comme l’analyse Jacques Arnould :

« L’avez-vous aperçu, sur les murs de nos églises et de nos cathédrales ? Il côtoie le plus souvent la gargouille grimaçante ou la figure démoniaque ; rares sont les sculpteurs qui ont choisi de le représenter le visage tourné vers le ciel, comme en attente d’un improbable salut. »[9]

D’autres traditions que la nôtre font meilleur accueil au singe. C’est un particularisme de la société occidentale de cohabiter avec les sociétés animales sur le monde de la séparation. Une dualité entre nature et culture qui se traduit par une étanchéité de la frontière de l’espèce humaine que Philippe Descola juge propre à l’occident (Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005). Dans certaines cultures, le singe loge à bien meilleure enseigne, se voit attribuer des attributs royaux ou confier les secrets des sages.

C’est de la confrontation avec les autres cultures, le long des routes de pèlerinage et des voies commerciales puis en suivant les explorations permises par les grandes navigations, que vont petit à petit naître les premières représentations occidentales des grands singes. Albert et Jacqueline Ducros ont superbement retracé le détail de cette histoire de « La découverte des grands singes » dans l’ouvrage collectif Aux origines de l’humanité[10]. Si Marco Polo a probablement décrit pour la première fois le gibbon, c’est à un Portugais de la fin du XVe (ou du début du XVIe siècle), Valentin Ferdinand, que l’on doit la première mention d’un anthropoïde africain – vraisemblablement le chimpanzé. Elle ne sera publiée qu’en 1862, en Allemagne. Parmi les mentions ultérieures, le récit du corsaire anglais Andrew Battell, qui va circuler dans diverses éditions de récits de voyage à partir de 1604, offre une peinture particulièrement évocatrice d’un « monstre », le Pongo :

« Ce Pongo est proportionné comme un homme mais il a plutôt la stature d’un géant. Car il est très grand, il a une figure humaine, les yeux enfoncés et de longs poils sur les sourcils. Il n’a de poils ni sur la figure, ni sur les oreilles, ni sur les mains non plus (… ) Il ne diffère de l’homme que par les jambes qui n’ont pas de mollets. Il marche toujours dressé sur les jambes et porte les mains jointes sur la nuque quand il se déplace sur le sol. (…) Ils ne parlent pas et n’ont pas plus d’entendement qu’une bête. »[11]

la représentation du "Pongo" perdure jusque dans ce film de 1945. Source : encyclocine.com

 

 

Cette description qui souligne les caractéristiques très anthropomorphiques du Pongo est en fait celle d’un gorille. La suite du portrait de Battell est intéressante car elle érige faussement l’espèce en un Goliath aux fureurs redoutables, un préjugé appelé à coller longtemps au gorille (voir l’article du bLoug consacré à ces stéréotypes  : la brute)

« Les Pongos viennent et s’assoient autour du feu jusqu’à ce qu’il s’éteigne, car ils ne savent pas rassembler le bois. Ils se déplacent en groupe et tuent beaucoup de nègres qui voyagent dans les bois. Souvent ils tombent sur des éléphants qui viennent se nourrir là où ils sont et ils les battent avec leurs poings fermés et des bâtons jusqu’à ce qu’ils s’enfuient en barrissant. »[12]

Cette mention du gorille est la première en Occident depuis le récit d’Hannon. L’occident va de nouveau l’oublier pendant deux siècles. Battell cite un second « monstre » l’Engeco, mais sans le décrire ; il s’agit vraisemblablement du chimpanzé. Ce dernier va devenir plus familiers des Européens et du scalpel de certains savants…

à suivre : Un étrange air de famille #2 : Aux bons soins des docteurs Tulp et Tyson.



[1] F. Lissarrague, “L’homme, le singe, le satyre” in L’animal dans l’Antiquité, Paris, Vrin, 1997, p.458.

[2] Cité par R. Dawkins, Il était une fois nos ancêtres, Une histoire de l’évolution, Paris, Robert Laffont, 2007, p.149.

[3] Cité par F. Lissarrague, Ibid., p.462.

[4] F. Lissarrague, Ibid., p.458.

[5] Voir H. Le Guyader, Classification et évolution, Paris, Le Pommier, 2003

[6] Cité par F. Lissarrague, Id.

[7] Sous la direction de Pascal Picq et Yves Coppens, Aux origines de l’humanité t.2 ; le propre de l’homme, Paris, Fayard, 2001, p.30.

[8] Id.

[9] J. Arnould, Requiem pour Darwin, Paris, Salvator, 2009, p.10.

[10] Sous la direction de Pascal Picq et Yves Coppens, Aux origines de l’humanité t.2 ; le propre de l’homme, Paris, Fayard, 2001.

[11] Cité par Id. p.36.

[12] Id.