le légendaire débat d’Oxford – Huxley VS. Wilberforce (part 2)

Suite du décryptage du débat d’Oxford, épisode fameux de l’histoire heurtée du darwinisme qui mit aux prises, le samedi 30 juin 1860, l’évêque d’Oxford Samuel Wilberforce et Thomas Henry Huxley, fidèle de Charles Darwin. La  première partie corrigeait quelque peu la légende, la seconde complète le rôle joué par Huxley.

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Seconde partie : Thomas Henry Huxley, profession bateleur

Quel que soit son rôle ponctuel à Oxford, Huxley, le « bull-dog de Darwin » s’est bien trouvé au cœur de la tourmente à d’autres occasions. Il fut parfois dépeint comme un énergique « bouffeur de corbeaux », une description peut-être un peu sommaire, mais non dénuée de sens tant il est vrai qu’il mit sa pugnacité au service du combat darwinien contre des ecclésiastiques à plusieurs reprises. A la suite de deux conférences à Édimbourg, Darwin lui écrira: « Par Jupiter ! Vous avez attaqué la bigoterie dans sa forteresse. » [1]


Huxley ne ménagea pas sa peine. C’est lui, notamment, qui, à l’occasion d’un voyage de cinq semaines, partit porter la bonne parole aux États-Unis. Corinne Cohen donne ce portrait de Huxley en bateleur du darwinisme, qui résume bien sa contribution à la lutte pour l’avancée de l’évolutionnisme :

« Omniprésent sur la scène scientifique et publique anglaise, membre de toutes les académies, faisant des communications devant des savants comme des conférences devant des ouvriers, c’est un brillant orateur et un redoutable polémiste. »[2]

Pour son rôle et ses ambiguïtés, le bull-dog de Darwin est certainement l’une des figures clés pour comprendre les problèmes du darwinisme. Il serait très hâtif de faire de lui un darwinien strict. Il est d’abord réfractaire à l’évolution, même en 1858, lorsque Wallace et Darwin copublient leurs premiers résultats. S’il est convaincu à la lecture de L’Origine des espèces, il fait par contre partie de ceux qui n’ont pas compris que la sélection naturelle était une évidence logique, comme d’autres partisans de Darwin.[3] Il entre également dans ses motivations personnelles une part de ce que l’on appellerait aujourd’hui une volonté de revanche sur le destin, la condition sociale de Huxley étant moins élevée que celle de ses confrères. Dans les années qui suivent la publication de L’Origine des espèces, Huxley soutient l’évolution, mais « plus en paroles (abondantes) qu’en actes (rares) – si l’on entend par là de réels écrits scientifiques. »[4]


A propos de gorilles et d’hippocampes

Huxley eut également une vive querelle avec le grand anatomiste sir Richard Owen (1804–1892), ci-dessous posant avec des ossements de moa :

A l’époque, nombreux sont ceux « qui pensent que le développement tout à fait singulier du cerveau d’Homo sapiens le met à part de tous les mammifères. »[5] Richard Owen en fait partie. Il a d’abord combattu l’idée d’un lien entre hommes et singes dans une polémique avec les lamarckiens dans les années 1840 (ce qui, incidemment, prouve bien qu’on n’a pas attendu les travaux de Darwin pour se formaliser du compagnonnage de l’homme avec les singes). En 1858, il repart à la charge et tente d’établir la spécificité humaine en affirmant que l’une des petites circonvolutions du cerveau, l’hippocampe mineur, n’existe ni chez les chimpanzés ni chez les gorilles, ni chez les autres animaux. Nouvel assaut au congrès de la British Association de 1860, soit quelques jours avant la controverse entre Huxley et Wilberforce… Huxley avait déjà fait part de son opposition aux thèses d’Owen, et ce avant même la publication de L’Origine des espèces. Au congrès d’Oxford, il « contredit ouvertement ce dernier, promettant de publier ses objections dès que possible »[6]. Ce qu’il fait dans un article de 1861 puis dans La place de l’homme dans la nature, en 1863. Il dissèque des primates pour la préparation de son ouvrage et parvient à invalider l’hypothèse d’Owen : tous les singes possèdent un hippocampe (l’inverse n’est pas vrai !). Il intervient bien un changement dans la structure cérébrale des primates, mais il se situe entre les prosimiens (les lémuriens et les tarsiers) et les autres primates, et non entre l’homme et les grands singes. La place de l’homme dans la nature aborde de front la similitude entre l’homme et le singe, contrairement à L’Origine des espèces. Huxley présente son argument de la façon suivante :

« Les différences de structure entre l’homme et les primates qui s’en rapprochent le plus ne sont pas plus grandes que celles qui existent entre ces derniers et les autres membres de l’ordre des primates. En sorte que si l’on a quelques raisons pour croire que tous les primates, l’homme excepté, proviennent d’une seule et même souche primitive, il n’y a rien dans la structure de l’homme qui appuie la conclusion qu’il a eu une origine différente. »[7]

Huxley dessinant un crâne de gorille

Dans l’édition française, après avoir balayé les critiques qui lui ont été faites durant les cinq années qui ont suivi la parution de l’édition anglaise, il enfonce le clou :

« En résumé, je tiens maintenant pour démontré que les différences anatomiques du ouistiti et du chimpanzé sont beaucoup plus grandes que celles du chimpanzé et de l’homme. De sorte que si des causes naturelles quelconques ont suffi pour faire évoluer (to evolve) un même type de souche, ici en ouistiti, là en chimpanzé, ces mêmes causes ont été suffisantes pour, de la même souche, faire évoluer (to evolve) l’homme. »[8]

Huxley démontre ainsi qu’il n’y a pas de différences physiques entre hommes et grands singes. Mais il ne s’intéresse pas aux mécanismes qui permettent de passer de l’un à l’autre : « Quant à la question de savoir si les causes naturelles peuvent ou non produire ces transformations, je ne m’en mêle pas, satisfait de la laisser aux mains puissantes de M. Darwin. »[9] Il se contente d’une métaphore, celle du « gouffre » entre le singe et l’homme, « qui n’interdit pas qu’il y ait ou qu’il y ait eu une route de l’un à l’autre, dans l’ignorance de laquelle nous sommes. »


Guerre du gorille VS. débat d’Oxford

Toute l’Angleterre a assisté à la bataille entre ses deux grands anatomistes, Owen et Huxley, à propos de ce petit renflement du cerveau. A l’époque de leur vif échange à Oxford, la presse a consacré de longs articles humoristiques à la querelle. Le magazine Punch s’est même fendu de poèmes satiriques. Incontestablement, cette guerre du gorille a plus retenu l’attention que la joute qui allait suivre entre Wilberforce et Huxley.

Ainsi, il y eut bien un « célèbre débat d’Oxford », mais pas celui que l’on a retenu ! Le sens était toutefois le même : le refus d’accepter notre appartenance à la nature et la quête inlassable d’un élément permettant de prouver notre différence, en particulier avec les singes, étaient à l’origine des réticences à l’évolutionnisme. Avec la défaite d’Owen, l’argument anatomique perdait la faveur des hommes de science, mais la recherche d’un particularisme évolutionniste de l’espèce humaine n’était pas près de s’éteindre. Alfred Wallace lui-même, qui en un sens allait plus loin que Darwin en voyant dans la sélection naturelle l’unique moteur de l’évolution, considérera toujours le cerveau humain comme une exception (et sombrera dans le spiritualisme).

En 1864, Benjamin Disraeli fut invité par Wilberforce au Théâtre d’Oxford pour y dénoncer le matérialisme. Il fit, non sans malice, référence au débat qui avait opposé son hôte à Huxley en s’exclamant :

« Quelle est la question que l’on soumet désormais à la société avec une désinvolte assurance des plus stupéfiantes ? La voici : l’homme est-il un singe ou un ange ? Mon Seigneur, je suis du côté des anges. »

La phrase est restée célèbre. Elle démontrait que la bataille autour du singe était bel et bien sortie du cénacle des seuls scientifiques. Peut-être l’ardeur au combat de Thomas Huxley avait-elle permis de faire avancer la cause de l’évolutionnisme sur le plan de la notoriété. Sans doute aussi avait-elle, malheureusement, permis à l’antidarwinisme de se placer clairement sur le terrain de la lutte entre science et religion. Une des sempiternelles fausses questions du créationnisme est formulée ainsi : « Si l’Homme descend du singe, pourquoi reste-t-il des singes ? » C’est ce que Pascal Picq appelle un parfait exemple de « la fallacieuse rhétorique wilberforcienne »[10] (auquel il rétorque ceci : « Imaginez que je dise à mes parents : je ne suis pas votre fils parce que vous êtes encore de ce monde ! »). C’est aussi la preuve qu’un héritage comme celui du « célèbre débat d’Oxford » est parfois plus lourd à porter que ne l’indique la légende.

 

[1] J. Arnould, Requiem pour Darwin, Paris, Salvator, 2009, p.45.
[2] C. Cohen, La méthode de Zadig, Paris, Seuil, 2011, p.149.
[3] Pour un détail sur les nuances d’adhésion des naturalistes anglais à la thèse de Darwin, voir l’entrée sur le darwinisme anglo-saxon dans P. Tort (Direction), Dictionnaire du
darwinisme et de l’évolution, Paris, PUF, 1996, p.867.
[4] Id. p.871.
[5] P. Tassy, « Le dictionnaire des idées reçues en science », La Recherche, n°412, Octobre
2007
[6] Collectif, Homo sapiens, l’odyssée de l’espèce, Paris, La Recherche / Taillandier, 2005, p.
[7] T. H. Huxley, De la place de l’homme dans la nature, Préface de l’auteur pour l’édition
française de 1868.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] P. Picq, Lucy et l’obscurantisme, Paris, Odile Jacob, 2007, p.135.

 

 

 

un étrange air de famille

Aussi loin que les sources écrites nous permettent de remonter, l’ambivalence a toujours imprégné la relation entre l’homme et les singes, au moins dans la culture occidentale. Présente très tôt, dès l’Antiquité, elle demeure très longtemps nourrie de fantasmes et d’approximations.

le mime grotesque du singe antique

« Laids, lâches, vantards, flatteurs. Rien d’équivalent chez les anciens au proverbe malin comme un singe. »[1] Cette sentence de François Lissarague, auteur du chapitre intitulé “L’homme, le singe, le satyre” dans un ouvrage collectif dédié à l’animal dans l’Antiquité, dit bien la place peu enviable du singe dans notre culture. Le jugement que les anciens portent sur lui est déjà négatif, les descriptions péjoratives. Par essence, le singe est grotesque. Il est également laid. On ne cesse pourtant de souligner son caractère mimétique, sa propension à faire sa toilette, s’habiller, à s’enivrer… Autant de traits humains. Mais ne nous y trompons pas, il s’agit bien d’une copie de l’homme par l’animal, non d’une identité de l’animal à l’homme. Il reste une distance au sein de la ressemblance. C’est celle du grotesque, celle qui attire la moquerie. Au second siècle de notre ère, Pline l’Ancien et Galien enfoncent le clou sur l’essence ridicule du singe, piètre copie de l’homme non seulement par ces actes : « les espèces qui ont une queue sont même connues pour jouer aux dames »[2] mais encore dans son être tout entier : « Le corps entier du singe est une imitation ridicule de l’homme »[3]

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La laideur du singe et sa position par rapport à l’homme font une apparition dans l’Hippias majeur de Platon (v.427-v. 346 av. J.-C.). A la recherche d’une définition du beau, Socrate cite la formule d’Héraclite selon laquelle « le plus beau des singes est laid » (ce qui souligne au passage l’existence de la figure du singe dans la culture grecque antique) et la complète en introduisant l’homme dans la comparaison : « le plus savant des hommes par rapport au dieu, paraîtra un singe. »[4] Les prémisses de la Scala naturae sont ici aisément perceptibles et la place du singe, dans une position intermédiaire et inférieure à celle de l’homme, déjà déterminée.

La référence platonicienne a moins souvent cours dans les cercles naturalistes que celle à Aristote (348-322 av. J.-C.), éminente figure de la science occidentale à qui l’on doit les premières tentatives de classification des organismes vivants (il sera suivi de Théophraste (v. 372-v.287 av. J.-C.), qui lui succéda à la direction du Lycée et proposa une classification des végétaux)[5]. Aristote observe que certains animaux ont une nature intermédiaire entre celle de l’homme et celle des quadrupèdes. Dans son traité les Parties des animaux, il marque bien le caractère intermédiaire du singe, qui s’approche de l’homme et s’en distingue tout à la fois :

« Quant au singe, comme il a une forme indéterminée et qu’il n’appartient à aucune espèce tout en appartenant à deux, il n’a ni queue ni fesses ; il n’a pas de queue parce qu’il est bipède, ni de fesses, parce qu’il est quadrupède. »[6]

L’anthropomorphe sans nom. (Source : INHA) : Bernard de Breydenbach (1454-1497), doyen de la Cathédrale Saint-Martin de Mayence, publia la relation de son voyage en Terre sainte (Peregrinatio in terram sanctam) en 1486. Une étrange créature anthropomorphe « sans nom » figure au voisinage de la girafe ou du dromadaire, aisément identifiables. Elle est pourvue d’une queue et s’appuie sur une canne. Cet « homme-singe » s’appuyant sur un bâton pour pallier sa bipédie déficiente entre pour longtemps dans le catalogue des représentations du singe.

de la diabolisation à la découverte des grands singes

A cette époque, les singes que l’on connaît et que l’on raille ne sont pas des grands singes. On en a la certitude avec Aristote, qui parle de singes (pitekoi), de cèbes (keboi) et de cynocéphales (kynokephaloi). Le pitêcos désigne le magot d’Afrique du Nord, le kynokêphalos représente les babouins et le kêbos « les autres singes à queue que les Grecs avaient rencontrés dans leur expansion »[7]. L’écrivain et naturaliste romain Pline l’Ancien (23-79), mentionne dans sa monumentale Histoire naturelle d’étrange animaux vivant dans les régions orientales de l’Inde : « Des satyres, animaux très légers à la course, qui vont tantôt à quatre pattes, tantôt dressés sur deux, à l’image de l’homme. »[8] La possibilité qu’il s’agisse d’un grand singe n’est pas à écarter. Elle reste toutefois très hypothétique – tout comme l’est celle que l’amiral carthaginois Hannon, ait, quelques siècles auparavant, rencontré des gorilles, dans la mesure où ses voyages le long des côtes de l’Afrique ne le portèrent pas au-delà du golfe de Guinée. Il n’est donc aucune preuve certaine, à cette époque, que les grands singes nous aient été connus autrement que par ouï-dire.

Si Aristote et Galien pouvaient sans inquiétude classer l’homme parmi les animaux, le christianisme va ensuite s’affairer à retirer l’homme de la nature pendant plus de 1500 ans. L’histoire biblique du monde vivant est celle d’une création divine des espèces sans transformation postérieure à leur formation. Le monde occidental est solidement et durablement fixiste, donc rassurant pour l’homme. Il va falloir attendre l’essor de l’anatomie comparée puis de la classification aux XVIIe et XVIII siècles pour que la thématique des liens qui unissent le singe à l’homme refleurisse véritablement dans les textes et les querelles. Cette longue parenthèse n’est le signal d’aucun répit pour les singes qui de ridicules deviennent diaboliques, dans une époque où il ne fait pas bon l’être. Leurs mimiques, leur lubricité, les rangent dans la catégorie des êtres maléfiques. Les témoignages architecturaux constituent un bon indice de la place dévolue aux singes dans la culture de l’Occident chrétien, comme l’analyse Jacques Arnould :

« L’avez-vous aperçu, sur les murs de nos églises et de nos cathédrales ? Il côtoie le plus souvent la gargouille grimaçante ou la figure démoniaque ; rares sont les sculpteurs qui ont choisi de le représenter le visage tourné vers le ciel, comme en attente d’un improbable salut. »[9]

D’autres traditions que la nôtre font meilleur accueil au singe. C’est un particularisme de la société occidentale de cohabiter avec les sociétés animales sur le monde de la séparation. Une dualité entre nature et culture qui se traduit par une étanchéité de la frontière de l’espèce humaine que Philippe Descola juge propre à l’occident (Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005). Dans certaines cultures, le singe loge à bien meilleure enseigne, se voit attribuer des attributs royaux ou confier les secrets des sages.

C’est de la confrontation avec les autres cultures, le long des routes de pèlerinage et des voies commerciales puis en suivant les explorations permises par les grandes navigations, que vont petit à petit naître les premières représentations occidentales des grands singes. Albert et Jacqueline Ducros ont superbement retracé le détail de cette histoire de « La découverte des grands singes » dans l’ouvrage collectif Aux origines de l’humanité[10]. Si Marco Polo a probablement décrit pour la première fois le gibbon, c’est à un Portugais de la fin du XVe (ou du début du XVIe siècle), Valentin Ferdinand, que l’on doit la première mention d’un anthropoïde africain – vraisemblablement le chimpanzé. Elle ne sera publiée qu’en 1862, en Allemagne. Parmi les mentions ultérieures, le récit du corsaire anglais Andrew Battell, qui va circuler dans diverses éditions de récits de voyage à partir de 1604, offre une peinture particulièrement évocatrice d’un « monstre », le Pongo :

« Ce Pongo est proportionné comme un homme mais il a plutôt la stature d’un géant. Car il est très grand, il a une figure humaine, les yeux enfoncés et de longs poils sur les sourcils. Il n’a de poils ni sur la figure, ni sur les oreilles, ni sur les mains non plus (… ) Il ne diffère de l’homme que par les jambes qui n’ont pas de mollets. Il marche toujours dressé sur les jambes et porte les mains jointes sur la nuque quand il se déplace sur le sol. (…) Ils ne parlent pas et n’ont pas plus d’entendement qu’une bête. »[11]

la représentation du "Pongo" perdure jusque dans ce film de 1945. Source : encyclocine.com

 

 

Cette description qui souligne les caractéristiques très anthropomorphiques du Pongo est en fait celle d’un gorille. La suite du portrait de Battell est intéressante car elle érige faussement l’espèce en un Goliath aux fureurs redoutables, un préjugé appelé à coller longtemps au gorille (voir l’article du bLoug consacré à ces stéréotypes  : la brute)

« Les Pongos viennent et s’assoient autour du feu jusqu’à ce qu’il s’éteigne, car ils ne savent pas rassembler le bois. Ils se déplacent en groupe et tuent beaucoup de nègres qui voyagent dans les bois. Souvent ils tombent sur des éléphants qui viennent se nourrir là où ils sont et ils les battent avec leurs poings fermés et des bâtons jusqu’à ce qu’ils s’enfuient en barrissant. »[12]

Cette mention du gorille est la première en Occident depuis le récit d’Hannon. L’occident va de nouveau l’oublier pendant deux siècles. Battell cite un second « monstre » l’Engeco, mais sans le décrire ; il s’agit vraisemblablement du chimpanzé. Ce dernier va devenir plus familiers des Européens et du scalpel de certains savants…

à suivre : Un étrange air de famille #2 : Aux bons soins des docteurs Tulp et Tyson.



[1] F. Lissarrague, “L’homme, le singe, le satyre” in L’animal dans l’Antiquité, Paris, Vrin, 1997, p.458.

[2] Cité par R. Dawkins, Il était une fois nos ancêtres, Une histoire de l’évolution, Paris, Robert Laffont, 2007, p.149.

[3] Cité par F. Lissarrague, Ibid., p.462.

[4] F. Lissarrague, Ibid., p.458.

[5] Voir H. Le Guyader, Classification et évolution, Paris, Le Pommier, 2003

[6] Cité par F. Lissarrague, Id.

[7] Sous la direction de Pascal Picq et Yves Coppens, Aux origines de l’humanité t.2 ; le propre de l’homme, Paris, Fayard, 2001, p.30.

[8] Id.

[9] J. Arnould, Requiem pour Darwin, Paris, Salvator, 2009, p.10.

[10] Sous la direction de Pascal Picq et Yves Coppens, Aux origines de l’humanité t.2 ; le propre de l’homme, Paris, Fayard, 2001.

[11] Cité par Id. p.36.

[12] Id.

la brute

« J’eus le malheur, en 1854, de passer au gorille. En un temps ou le bruit commençait à se répandre que l’homme et le singe étaient frères, c’étaient [sic] bien de l’audace, et ma tentative s’aggravait de ceci que, le gorille étant le plus laid de tous les singes, la comparaison n’était pas flatteuse pour l’homme »

Emmanuel Frémiet

Ceci n’est pas une allégorie de DSK au Sofitel

Gorille enlevant une femme (1878), sculpture d’Emmanuel Frémiet (musée des Beaux-arts de Nantes)

Le sculpteur français Emmanuel Frémiet (1824-1910) fit bruire le Tout-Paris d’un frisson de scandale avec son Gorille enlevant une femme (présentée sous le titre Troglodytes Gorilla du Gabon), qui après avoir été interdit, reçut une médaille d’honneur, la plus haute distinction, au Salon de Paris de 1887. L’œuvre reflétait les stéréotypes de son temps sur le gorille, espèce encore mal connue et perçue comme une véritable brute sanguinaire et lubrique… des préjugés sur les grands singes qui ont la vie dure.

En 1859, année de parution de L’origine des espèces de Charles Darwin, l’explorateur et naturaliste Franco-américain Paul Belloni du Chaillu (1835-1903), exhibe des spécimens de gorilles naturalisés aux USA. Lesquels vont ensuite faire sensation à Londres, où ils seront exposés  à la Geographical Society. Le phénomène n’est pas nouveau. Dans les années 1830, déjà, le cirque Barnum et Bailey exhibait Gargantua the Great, un gorille annoncé comme « la plus terrifiante créature du monde ». Le gorille attire les foules pour son exotisme mais aussi par fascination pour sa terrifiante puissance. Sa réputation d’absolue férocité est usurpée, mais aucun récit de l’époque ne manque de la mettre en scène, dans une débauche d’effets qui ne s’embarrassent pas de rigueur scientifique – et pour cause, faute de spécimen il n’est guère possible d’étudier le gorille jusqu’aux expéditions de du Chaillu.

la férocité faite singe

1859, toujours. Un article sur le gorille publié dans l’Illustrated London News, un magazine hebdomadaire né en 1842 qui offrait trente-deux estampes pour l’éducation de son lectorat, s’attaque au gorille en compilant tous les fantasmes des récits de voyageurs de l’époque : « un examen de près relève presque de l’impossible, en particulier parce qu’à l’instant où il voit un homme, il l’attaque. La force du mâle adulte étant prodigieuse et ses dents lourdes et puissantes, on dit qu’il surveille, tapi dans les grosses branches des arbres de la forêt, l’approche de quiconque appartient à l’espèce humaine et, tandis que ce-dernier passe sous l’arbre, il laisse tomber ses horribles pieds arrière dotés d’un pouce énorme, saisit sa victime par la gorge, la soulève du sol et finalement la laisse tomber à terre, morte. C’est par pure malveillance que cet animal agit de la sorte car il ne mange pas la chair de l’homme qui vient de mourir, mais trouve un plaisir diabolique dans l’acte même de tuer. »[1] La description n’est pas sans rappeler celle du terrible Pongo d’Andrew Batell, description qui date de 1604… En 250 ans, la connaissance des grands singes en général et du gorille en particulier n’a guère évolué. A la décharge de l’Illustrated London News, il n’y a pas d’acharnement particulier sur le gorille et toute espèce mal connue fait les frais d’erreurs grossières : le numéro du 28 mai de la même année qui nous propose l’histoire du « poisson parlant »  montre ainsi l’image d’un bassin dans lequel s’ébat ce qui a tout l’air d’être une otarie !

Du Chaillu est le premier explorateur occidental à avoir rencontré des gorilles dans leur milieu naturel. Auteur d’ouvrages de vulgarisation, notamment à destination des enfants, tels que Stories of the gorilla country : Narrated for young people (1867), il fait « des observations justes qui seront confirmées bien plus tard ».[2] Malheureusement, il se laisse aussi aller au spectaculaire (il semble y avoir beaucoup de cannibales dans les peuplades que rencontre notre courageux explorateur) et exagère, comme d’autres avant lui, traits qui valurent au gorille sa réputation de férocité, notamment ses impressionnantes charges.

une mauvais blague sur les roux qui aura mal tourné

Grâce à l’appui du surintendant des Beaux-Arts de Napoléon IIl, Emmanuel Frémiet va pouvoir braver l’interdiction et présenter Gorille enlevant une femme. Il  va s’attirer les sarcasmes et les commentaires effarouchés en même temps que la célébrité. Il récidivera dans la même veine, en plus terrifiant encore,  avec L’Orang-outang étranglant un sauvage de Bornéo (1895), une commande du Muséum national d’histoire naturelle de Paris. La férocité du primate est portée à son comble dans cette œuvre – on voit mal comment, cette fois-ci, la victime pourrait en réchapper. Elle ne soulèvera pourtant pas les mêmes indignations, pour une raison simple : elle ne mettait en scène que la violence du singe, au contraire de Gorille enlevant une femme, qui alliait à merveille à la férocité un autre stigmate dont on affligeait les singes, et le gorille en particulier : la lubricité.

la bête lubrique

Gorille enlevant une femme est finalement présenté dans une niche voilée d’un rideau. Il ne s’agit pas de prudence mais bien de pudeur. Frémiet eut beau présenter son gorille comme une gorille et arguer que cette femelle s’apprêtait à dévorer sa victime, c’est la dimension sexuelle de l’œuvre qui retint l’attention du public, et excita sa « curiosité priapique », selon les termes de Baudelaire, qui lui-même s’offusquait de ce viol annoncé. En 1893, L’Artiste, revue d’art de l’époque, revint sur l’épisode en ces termes : « Ce gorille étouffant dans ses bras herculéens une négresse frêle et délicate donna très vite aux juges trop pressés l’idée d’une scène de luxure épouvantable. L’artiste avait cependant insisté, pour que nul n’en ignore, sur le caractère anthropophage de ces troglodytes du Gabon ; et les apparences étaient sauves, puisque le monstre était femelle. »[3] En réalité, un gorille, même mâle, n’aurait jamais eu l’idée de violer une femme, mais Frémiet,  en  suggérant la lubricité de son sujet, ne faisait, comme pour la violence, que s’inscrire dans une tradition de poncifs. Albert et Jacqueline Ducros citent un petit ouvrage au nom évocateur paru en 1867 et qui eut un succès considérable dans diverses traductions : Enlèvement d’une jeune fille par un gorille. Histoire reçue d’un explorateur par feu le révérend Dr Livingstone, le célèbre voyageur. L’histoire est édifiante : « Leah Haas, ravissante adolescente de dix-huit ans qui accompagne son père diamantaire au Gabon, est enlevée par un gorille vicieux et féroce. Son père et le narrateur, John Oslow, se lancent à la poursuite du kidnappeur. Ils finissent par retrouver le singe, dressé, hurlant, le pied posé sur la hanche de sa victime étendue sur le sol, défendant sa prise. Ouf! Leah est récupérée avant que l’inacceptable ne se produise. »[4]

… gloups…

Le mythe du gorille séducteur et violent ne manquera pas d’évoquer aux cinéphiles ses représentations filmographiques dans toutes les versions de King Kong (ou, dans un registre non violent celle du chimpanzé de Max mon amour). Il s’agit d’une version plus élaborée et très anthropomorphique de l’impudeur constatée ou supposée depuis toujours chez toutes sortes de singes plus ou moins bien connus. On peut trouver au Louvre le Socle de l’Obélisque de la place de la Concorde, à Paris, qui fit scandale en 1836 : sur le bas-relief de granite rose des babouins très tranquillement assis exhibent leur sexe. Choquant encore pour l’époque. Et révélateur du caractère libidineux des singes – il n’est pas anodin que le chimpanzé ait reçu son nom de genre, Pan, d’une divinité grecque portée sur le sexe ; il fut même un temps nommé Pan satyrus, histoire d’enfoncer le clou. Les autorités religieuses ne manquèrent pas de mettre à profit la supposée lubricité du singe pour mettre en garde leurs ouailles contre les mœurs douteuses et les atteintes à la morale. Dans un courant d’idées marqué par les notions de régression et de dégénérescence qui s’opposaient à celles de perfection et de progrès supposément liées au darwinisme, l’homme pouvait retourner à son état simien sous le poids de la faute. La chair était bien évidemment particulièrement visée. Dans un catéchisme daté de 1903, figure par exemple l’avertissement suivant : « Le péché contre la chasteté produit dans la physionomie des enfants et des adolescents des traits simiesques. »[5]

L’œuvre de Frémiet, en tant que révélatrice des représentations de son temps sur les grands singes, traduit bien le sentiment de dégoût ou d’effroi qui accabla une partie du public lorsque les idées évolutionnistes lui soufflèrent que le monstre violeur qui se cachait derrière un rideau n’était autre que son plus proche parent. Ce seul sentiment, nourri de préjugés et de méconnaissances, « allait freiner l’adoption de l’évolutionnisme du moment qu’il pouvait aussi s’appliquer à l’homme : comment accepter dans sa parentèle des créatures aussi laides, féroces et lubriques ? »[6] En polarisant – mais comment pouvait-il en être autrement ? –  les attitudes sur les grands singes, « les opposants, qui auraient pu admettre la notion de l’évolution en soi, s’y sont fermés, saisis d’une horreur viscérale à l’idée que nous étions cousins de ces êtres qui, à leurs yeux, étaient des brutes viles et repoussantes, et ils se sont acharnés à accentuer les différences qui nous séparent d’eux. »[7]

… to be continued : l’homme-criminel, héritage de la représentation du singe comme brute lubrique


[1] R. Dawkins, Il était une fois nos ancêtres, Une histoire de l’évolution, Robert Laffont, 2007

[2] Sous la direction de P. Picq et Y. Coppens, Aux origines de l’humanité t.2 ; le propre de l’homme, Fayard, 2001

[3] article de wikipédia sur Emmanuel Frémiet

[4] Sous la direction de Pascal Picq et Yves Coppens, Aux origines de l’humanité t.2 ; le propre de l’homme, Fayard, 2001

[5] Cité par J. Arnould, Requiem pour Darwin, Paris, Salvator, 2009, p.149.

[6] Sous la direction de P. Picq et Y. Coppens, Aux origines de l’humanité t.2 ; le propre de l’homme, Fayard, 2001