un étrange air de famille #2

L’étrange air de famille entre grands singes et humains se nourrit de fantasmes et d’approximations depuis l’Antiquité, ainsi que nous l’avons vu dans la première partie. Après les frasques du Pongo (le gorille), voici les tribulations du Pygmée (le chimpanzé) sur les tables de dissection.

 

Aux bons soins des docteurs Tulp et Tyson

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À mesure que se développe l’anatomie comparée, à partir du XVIe siècle, l’évidence du caractère animal de l’homme devient de plus en plus difficile à ignorer.[1] Mais les grands singes posent un problème de taille : les naturalistes n’en ont encore jamais vu. Il leur faut compter avec des descriptions exagérées et des témoignages fantaisistes, qui se mêlent aux croyances moyenâgeuses en l’existence d’hommes sauvages ou aux créatures mythologiques héritées de l’Antiquité. Par ailleurs, la distinction entre les grands singes n’est pas encore faite. Gorille, chimpanzé et orang-outan ont été signalés au tout début du XVIIe siècle, mais pendant longtemps encore, « on appellera orang-outan indifféremment le chimpanzé et l’orang-outan actuels. »[2]

Étrangement, c’est à un anatomiste de renom, le Hollandais, Nicolaas Claes Tulp (1593-1674), ci-dessus à l’oeuvre dans La leçon d’anatomie de Rembrandt, que l’on doit pour partie la survivance de cette confusion. Tulp eut pourtant une belle occasion de préciser la connaissance des différentes espèces : en 1632, il eut la chance de pouvoir examiner vivant puis de disséquer un chimpanzé venu d’Angola qui avait été placé dans la ménagerie du prince Frédéric-Henri d’Orange-Nassau, dans les environs de La Haye. Tulp en donna hélas une description certes historique, puisqu’il s’agit de la première description scientifique d’un anthropoïde, mais fort peu précise – identifiant au surplus l’animal dont il connaissait l’origine africaine à l’orang-outan indonésien, tout en le dénommant Satyre indien, se fiant à l’un des amis ayant vécu à Bornéo et imaginant que l’espèce qu’il lui décrivait était commune sous tous les tropiques.

Aux imprécisions des anatomistes s’ajoutèrent celles des illustrateurs. Ainsi, du dessin d’un « orang outang » que fit le médecin néerlandais Bontius en 1658, Thomas Huxley jugera plus tard qu’il ne montrait à voir « rien d’autre qu’une femme fort velue, assez belle, et avec des proportions et des pieds entièrement humains » (voir l’illustration dans cet article)[3]. Quant celle qui ornait l’ouvrage de Tulp Observationes Medicae (1641), ci dessous, elle est tellement ambiguë que l’on peut bel et bien y voir un orang-outang…

1699 est une date reconnue comme importante dans l’histoire de l’anatomie sinon de la science en général. Edward Tyson (1650-1708), réputé pour être le meilleur spécialiste anglais d’anatomie comparée, voire le fondateur de la discipline, publia cette année-là un ouvrage intitulé : L’Orang-outang, sive « homo sylvestris » : une étude comparée de l’anatomie d’un singe, d’un grand singe et de l’homme. Passons sur le fait que l’orang-outan en question était, une fois encore, un chimpanzé, confusion, on le voit, alors banale. L’épisode Tyson est intéressant, car c’est un bon exemple de construction d’une des ces « légendes dorées » qui émaillent l’histoire des sciences[4]. Stephen Jay Gould, qui n’aimait rien tant qu’inciter son lecteur à s’affranchir du filtre déformant des représentations modernes pour mieux décrypter les grandes heures de l’histoire de la biologie, a consacré son essai Le Montreur de singe[5] au cas Tyson. Son analyse montre que l’œuvre du médecin anglais a fait date, mais pas forcément pour les bonnes raisons.

Les commentateurs du traité de Tyson ont célébré son travail pour le modernisme de ses méthodes et de ses conclusions. Thomas Huxley, dans La place de l’Homme dans la nature (1863), rendit par exemple hommage au travail de Tyson, « premier compte rendu exhaustif sur un singe humanoïde, qui mérite notre intérêt pour sa précision scientifique ». Tyson dresse une liste de tous les caractères qui rapprochent son « pygmée » (c’est ainsi qu’il nomme son chimpanzé) soit des petits singes soit de l’homme. Il dénombre trente-quatre caractères pour les premiers et quarante-sept pour les seconds. Il en arrive à la conclusion que le chimpanzé a plus de ressemblances avec l’être humain qu’avec les singes, notamment dans la structure de son cerveau. L’existence d’une créature s’éloignant de tous les autres animaux connus et qui présentant bien des points de ressemblance avec l’homme est ainsi démontrée, et Tyson conclut que son « pygmée » est un être intermédiaire.

Si l’on peut reconnaître à Tyson le mérite d’anticiper Linné et l’invention des primates d’un demi-siècle, il serait faux d’en faire un précurseur de l’évolutionnisme, avertissent Albert et Jacqueline Ducros. Son œuvre « accroît les connaissances, mais sans bouleversement idéologique »[6]. Du reste, elle n’eut pas grand retentissement à l’époque, signe qu’elle ne défiait en rien le cadre conceptuel admis en son temps. Tyson s’en tient en effet fidèlement la description traditionnelle de la nature selon l’« échelle des êtres » et ne fait preuve d’aucun modernisme à cet effet. Il place son « pygmée » à mi-chemin entre d’autres primates et les êtres humains, mais sous une étiquette animale : « Notre pygmée présente de nombreux avantages sur ses congénères, et pourtant, je persiste à croire qu’il n’est qu’une sorte de singe, une simple brute ; comme le dit si bien le proverbe, un singe reste un singe, même s’il est vêtu. »

La minutie avec laquelle Tyson compare l’anatomie de son sujet avec celles de l’homme et des petits singes n’est, selon Gould, que la preuve flagrante de son conservatisme. Il écrit :

« De plus, l’utilisation de la méthode de l’anatomie comparée n’était pas la marque du modernisme éclairé de Tyson, c’était également l’expression de son attachement à la théorie de la chaîne du vivant. Si vous désirez accorder à un animal un statut intermédiaire entre le singe et l’homme, quel autre recours avez-vous que de dresser la liste des ressemblances de cet animal avec les représentants des deux groupes ? »[7]

Gould va plus loin. Outre son conservatisme, il relève chez Tyson quelques largesses avec les faits qui cadrent bien mal avec les louanges ultérieures qui seront adressées à sa méthode. Tyson insiste continuellement sur la position intermédiaire de son chimpanzé : « Notre pygmée, je le placerais dans une position intermédiaire entre celle de l’homme et celle du singe dans la grande chaîne de la création. » Mais pour en arriver à cette conclusion, il exagère, peut-être de toute bonne foi, les caractéristiques humaines de son « pygmée » et, écrit Gould, « donne simplement et systématiquement sa préférence à tout ce qui paraît plutôt humain, chaque fois qu’il existe une ambiguïté. » Cette pente glissante qui pousse à interpréter les faits à la faveur du résultat que l’on espère se lit aussi dans les croquis du chimpanzé exécutés par Tyson : le sujet est représenté debout, mais appuyé sur une canne (Tyson reprend en cela la figure de Breydenbach (voir première partie). Ayant vu son pygmée vivant, il justifie la canne en arguant de sa faiblesse et de sa difficulté à se tenir debout).

En fait de rigueur scientifique, le grand traité de 1699 se pose là. Mais Tyson, victime de la connaissance très lacunaire des grands singes, ne s’est pas rendu compte du très jeune âge de l’animal qu’il disséquait (un an). Aussi a-t-il été induit en erreur par la plus forte ressemblance des très jeunes chimpanzés avec notre propre espèce.[8]

À la fin du XVIIe siècle, l’existence des grands singes est donc connue, mais sans que les distinctions entre espèces soient très claires ni que leur place à côté de l’homme soit vraiment discutée. Le XVIIIe siècle sera celui de l’acceptation en tant que réalité scientifique des similitudes entre l’homme et les grands singes et de la discussion de leurs rapports par plusieurs anatomistes, naturalistes ou philosophes. La proximité de l’homme aux singes, d’abord descriptive et non généalogique, n’est alors acceptable que dans la mesure où l’on sépare l’âme du corps, mais elle posera rapidement question, ainsi que nous le verrons prochainement.. .

 


[1] On trouve dès 1555 des squelettes comparés de l’homme et de l’oiseau dans un ouvrage du naturaliste français Pierre Belon.

[2] Sous la direction de Pascal Picq et Yves Coppens, Aux origines de l’humanité t.2 ; le propre de l’homme, Paris, Fayard, 2001, p.38.

[3] Cité par R. Dawkins, Il était une fois nos ancêtres, Une histoire de l’évolution, Paris, Robert Laffont, 2007, p.149.

[4] A propos de ces phénomènes de distorsion de la postérité, voir les billets consacrés au légendaire débat d’Oxford et au non moins célèbre Procès Scopes.

[5] S. J. Gould, « Le montreur de singe », Le sourire du flamant rose, Seuil, Paris, Seuil, 1988.

[6] Sous la direction de Pascal Picq et Yves Coppens, Aux origines de l’humanité t.2 ; le propre de l’homme, Paris, Fayard, 2001, p.47.

[7] S. J. Gould, Le montreur de singe, in Le sourire du flamant rose, Seuil, Paris, Seuil, 1988 p.245.

[8] C’est une des illustrations classiques de la néoténie.

Australopithecus sediba entre l’arbre et l’écorce

Fruits, noix et feuilles, herbes et plantes du genre carex, telles que les papyrus, mais aussi de l’écorce ! Voilà l’étonnant menu à dominante forestière d’Australophitecus sediba, un hominine(*) qui ne fait décidément rien comme tout le monde.



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Cet australopithèque vivait il y a deux millions d’années sur le site de Malapa, en Afrique du Sud. Il a été décrit en 2010 et 2011 par Lee R. Berger, grâce aux restes de deux individus, un jeune mâle et une probable femelle adulte. Son équipe livre dans Nature (5 juillet 2012) des résultats sans précédent pour des fossiles aussi anciens. « C’est la première fois que peuvent être menées trois types d’analyses sur le même spécimen » afin de connaître sa diète, explique Amanda G. Henry (Institut Max Planck d’Anthropologie Évolutionnaire), auteure principale et spécialiste des ressources végétales dans l’alimentation des hominines (le genre Homo et les australopithèques). Une première qui doit beaucoup à l’état de conservation très inhabituel des deux sediba, tombés dans une cavité et enfouis rapidement.

Trois analyses pour une première

L’analyse des microtraces sur leurs molaires en parfait état met en lumière une diète originale, notamment pour le plus jeune spécimen, qui s’est attaqué à des aliments relativement coriaces par rapport à d’autres hominines. L’analyse isotopique du carbone contenu dans l’émail indique quant à elle que sediba se nourrissait copieusement de plantes en C3 – un type de photosynthèse utilisé par la majorité des végétaux, dont les arbres. Une singularité par rapport aux 81 spécimens d’australopithèques et d’Homo** déjà étudiés, volontiers clients de plantes en C4, dont font partie les graminées (la palme revenant à Paranthropus boisei, surnommé fort mal à propos le casse-noisettes). L’alimentation de Sediba ressemblait donc plus à celle de certains chimpanzés… ou des girafes !

Mais la plus grande surprise vient de l’examen de 38 phytolithes, des microfossiles végétaux piégés dans le tartre dentaire. Alors que « les autres australopithèques mangeaient régulièrement des plantes en C4, issus des environnements ouverts et des prairies », indique Amanda Henry, aucune trace chez sediba ! À la place, un assortiment varié de plantes en C3 (voir photo ci-dessous), dont des tissus ligneux et de l’écorce, dont la consommation n’avait jamais été documentée.


Phytolithes extrait du tarter dentaire de MH1. a, phytolithe de fruit de plante dicotylédone. b phytolithe de, bois ou d’écorce de dicotylédone. c, A phytolithe d’herbe en forme de petite bulle. d, A phytolithe de carex. Echelle, 50 µm.

Les indices disponibles sur le paléoenvironnement de sediba sont livrés par les sédiments, un probable coprolithe de carnivore et des fossiles des genres Equus et Megalotragus. Ils signalent la présence d’un couvert boisé de type « forêt-galerie », jouxtant des prairies abondantes où paissaient des herbivores. Compte tenu de la disponibilité de ces ressources, sediba paraît donc avoir été une fine bouche, sélectionnant, à dessein plutôt que par nécessité,  une grande diversité d’aliments différents. Écorce comprise.

 

Sediba a-t-il la gueule de bois ?

Lee Berger, père de sediba, a exprimé sa très grande surprise à la découverte de ces résultat, confessant qu’il n’aurait jamais imaginé que son fossile puisse consommer de l’écorce. La communication de cette publication s’est bien entendu appuyée sur cette curiosité alimentaire.

MH2 et MH1, les deux spécimens de sediba trouvés à Malapa

Mais est-ce si surprenant ? Les primatologues relèveraient immédiatement, comme le souligne Berger lui-même, que l’écorce est au menu de certains singes, comme les orangs-outans. Comme nous l’avons vu avec Pascal Picq au sujet du régime alimentaire de l’homme, nous avons co-évolué avec les arbres, et il n’est à cet égard guère surprenant qu’un hominine, parent proche de notre lignée, en ait fait un mets de choix. En fin de compte, ce petit particularisme de sediba ne fait que s’inscrire assez logiquement dans la grande palette d’adaptations des australopithèques, qui évoluaient sur le continent africain, à partir de 4 millions d’années, dans un environnement en mosaïque aux ressources alimentaires très diversifiées.

Les résultats ne font donc que suggérer « une variété encore plus grande que ce que l’on pensait », note à juste titre Amanda Henry. Mais ils soulèvent aussi de nouvelles interrogations, peut-être plus importantes, sur l’organisation sociale de ces australopithèques : « vivaient-ils en grands ou en petits groupes ? Devaient-ils parcourir de longues distances quotidiennement pour trouver suffisamment de nourriture ? » La scientifique n’a pas encore les réponses à ces questions, mais poursuivra sa collecte de phytolithes en Afrique du Sud, sur d’autres restes de sediba issus de Malapa ainsi que sur d’autres espèces d’australopithèques. Une autre question reste en suspens : quid de la consommation de viande, sur laquelle les analyses effectuées jusqu’à présent restent muettes, mais que les chercheurs estiment tout à fait probable.

Après avoir « brouillé l’origine de l’homme », en révélant des traits qui l’apparentent à la fois aux australopithèques et au genre Homo (voir l’explication de texte de Pascal Picq dans cet article de Libé, sediba refait parler de lui. Cette fois en dévoilant des habitudes alimentaires qui le rapprochent du chimpanzé…

Cette espèce décidément inclassable semble ainsi adresser un pied de nez aux paléontologues – Lee Berger en tête – qui l’ont positionné un peu rapidement sur notre arbre évolutif comme un pré Homo, c’est-à-àdire l’ancêtre directe de sapiens, quitte à chambarder toute la classification, et notamment le fait que l’apparition du genre Homo est antérieure à sediba… Empressement que n’a hélas pas manqué de railler le mal nommé evolutionnews.org (site qui promeut l’Intelligent Design), réjoui qu’un ancêtre de l’homme putatif morde, non pas la poussière, mais l’écorce…

Une autre version de cet article a été publiée dans le cahier sciences et techno du Monde daté du 7 juillet 2012.

* Homininé ou hominine ? C’est un cas classique d’ambiguïtés sur la dénomination des groupes taxonomiques. Bien que de nombreux auteurs, spécialistes y compris, utilisent le terme homininés, j’opte pour ma part pour la position cladiste, (G. Lecointre & H. le Guyader, La classification phylogénétique du vivant), qui correpond bien à la terminologie anglo-saxonne et qui distingue : les Hominines (Homo et autres Australopithèques), les Panines (Chimpanzé commun et Bonobo (chimpanzé nain), les deux groupes constituant à leur tour les Homininés (avec accent). Notons que l’un et l’autre n’ont en tout cas rien à voir avec les hominidés, terme qui a hélas été utilisé par Le Monde lors de l’édition de l’article.

** Ardipithecus ramidus, Australopithecus africanus, Paranthropus boisei et Paranthropus robustus, Homo non identifiés (erectus ou habilis)

danse de la pluie chez les chimpanzés (hs#12: THE CULT, Rain)

Un an de headbanging science ! En cette période (supposément) pluvieuse, le bLoug fête cet anniversaire en vous faisant remuer le popotin avec un titre de saison : Rain. Attention, la chorégraphie dite de la “danse de la pluie” a été inventée par des chimpanzés…

headbanging science #12 : THE CULT – RAIN

 

Morceau emblématique du groupe anglais The Cult, Rain est extrait de leur chef-d’oeuvre de 1985, l’album Love. Comme on le voit dans la vidéo, le groupe n’est alors pas encore sorti de sa chrysalide gothico post-punk. Souvenir d’une époque bénie où le regretté Enfer Magazine pouvait s’aventurer à des prédictions assez hasardeuses : « The Cult risque fort d’être aux 80′s ce que Led Zeppelin fut aux 70′s »…

Mmmh. Ian Astbury et son petit coeur au coin de l’oeil avait fière allure, n’est-ce pas ? En tout cas pas celle du gros Ewok acariâtre en anorak qu’il est devenu. Mais ce n’est pas de ça que je voulais vous entretenir… Vous aurez remarqué la chorégraphie surprenante des deux créatures non identifiées derrière Ian. Sans doute s’agit-il d’une version anglicisée de la danse de la pluie des Indiens Hopi, dont s’inspirent les paroles de Rain : ce peuple d’agriculteurs, n’ayant rien trouvé de mieux que de s’installer dans une région très aride de l’état de l’Arizona, des danseurs masqués devaient prier les esprits de la pluie afin de s’assurer de bonnes récoltes. Ceci pendant 16 jours…

Fatigué de remuer bien avant, le bLoug a préféré dériver et s’interroger sur une question existentielle annexe : les grands singes dansent-ils ou s’agit-il d’une activité proprement humaine ? La réponse est surprenante : la danse fait non seulement partie du bagage culturel des chimpanzés mais ils se livrent en plus à leur propre « danse de la pluie » ! De quoi s’agit-il exactement ? Tentons de dissiper les nuages qui planent au-dessus de cette pratique culturelle assez obscure de nos frères d’évolution.

 

Moi Jane, toi Gene Kelly

On doit l’expression de « danse de la pluie » à la primatologue britannique Jane Goodall, pionnière des observations de terrain sur les chimpanzés des forêts tanzaniennes de l’actuel parc de Gombe. En 1963, dans un article pour le National Geographic intitulé My Life Among Wild Chimpanzees, elle décrit pour la première fois une « danse de la pluie » :

Rain Incites a Violent Ritual

Generally speaking, chimpanzees become more active during the rains and often, for no apparent reason, a male will break into a run, slapping the ground or hitting out at a low branch as he passes. This behavior, when large groups are present, may develop into a fascinating display which I have called the “rain dance.”

I saw it on four occasions, always about midday and always in similar terrain. In every instance it followed the same pattern, but the duration varied from 15 to 30 minutes. It did not always take place in the rain, but rain was falling hard the first time I saw it.

 

Ce rituel de la « danse de la pluie » – décrit comme violent et ne se passant pas forcément sous la pluie ! –, a ensuite été recensé parmi 65 comportements de chimpanzés cartographiés par Whiten et al. en 2001 pour la revue Behavior (Goodall faisant partie des coauteurs). La danse de la pluie est scientifiquement définie ainsi :

Au début d’une forte pluie, plusieurs mâles adultes se livrent à de vigoureuses charges. Dans ces démonstrations, les mâles tendent à retourner à leur position initiale, de façon coordonnée ou parallèle ; les charges peuvent se faire au ralenti aussi bien que de façon rapide et incorporer différents motifs récurrents. Par exemple, marteler le sol, tambouriner sur les troncs d’arbre et les racines, traîner les branches et pousser des cris dits « halètements-hululements » (« pant-hoots »).

(Whiten et al., “Charting Cultural Variations in Chimpanzees”, Behaviour, Volume 138, Numbers 11-12, 2001 , pp. 1481-1516 ; traduction le Bloug)

 

Dis-moi comment tu danses, je te dirai quel chimpanzé tu es

Les auteurs de l’article soulignent que ces danses de la pluie diffèrent des charges d’intimidation habituelles des mâles à l’égard de leurs congénères, ce qui suggère, malgré la testostérone qui s’en dégage, qu’elles ne sont pas liées à une question de domination. Ils relèvent également de nettes différences locales pour ce qui est des motifs présents dans la danse, de son rythme ou du nombre de participants. Ainsi les chimpanzés de la forêt de Taï (Côte d’Ivoire) pratiquent-ils une danse totalement silencieuse alors que ceux des sites de l’Est africain s’accompagnent d’un “chant” bruyant à base de “pant-hoots”. Sur un même site, comme à Mahale (Tanzanie), deux versions peuvent exister : la version vigoureuse et rapide, impliquant plusieurs mâles adultes, et la version silencieuse et lente, n’impliquant qu’un seul danseur.

Ces variations plaident incontestablement en faveur d’une pratique purement culturelle. Du reste, les différentes communautés de chimpanzés ne se rendent pas au dancing à fréquences égales : c’est une activité courante pour la plupart, mais seulement habituelle pour la communauté de Budongo (Ouganda). Quant aux chimpanzés de Boussu (Guinée), ils ne pratiquent pas du tout la danse de la pluie, alors même que leurs conditions environnementales ne diffèrent pas de celles de leurs congénères danseurs… une sorte de variante des gars coincés qui n’osent pas aller sur la piste quand The Cult entame Rain.

 

La grande scène de la cascade, une variante

Le répertoire des chimpanzés comporte une autre danse aquatique, spécifiquement dédiée aux cascades (malheureusement, certains auteurs mélangent souvent les deux phénomènes). La vidéo ci-dessous, nous montre un mâle alpha de Gombe nommé Freud se livrant à une “danse de la cascade”, avec les commentaires de Jane Goodall herself :

 

Contrairement à la danse de la pluie, que les chimpanzés exécutent au début de la saison des pluies, la danse de la cascade ne semble pas liée aux saisons. Elle comporte différentes séquences : un peu de balancement en rythme à l’aide des lianes, puis une séance de jeter de rochers dans l’eau pour finir par une phase plus calme de “contemplation” de la cascade.

 

Alors, c’est de l’art ou du chimpanzé ?

Mais à quoi riment ces gesticulations primates liées à des phénomènes naturels impliquant la pluie ? Autant être clair, on n’en sait rien.

De l’interprétation à la spéculation, la frontière est ténue. Certains propos de Jane Goodall – à qui on a pu reprocher un anthropomorphisme déplacé – peuvent prêter à confusion. Ainsi son “I think chimpanzees are as spiritual as we are”, que l’on peut entendre dans la vidéo, peut-il laisser la place à une interprétation abusive qui ferait du recueillement de Freud (le chimpanzé, pas l’autre) un épisode de méditation d’ordre religieux. Plus généralement, les descriptions des danses de la pluie ou de la cascade par Goodall sont invoquées par certains auteurs comme preuve de la préexistence de l’esprit religieux chez les primates – ce dont on peut raisonnablement douter en l’état des connaissances éthologiques et psychologiques.

 

La danse de la pluie des chimpanzés est aussi parfois appelée à la rescousse pour étayer certaines théories sur les origines de l’art. Voici ce que pense Ellen Dissanayake dans son ouvrage Homo aestheticus: where art comes from and why, paru en 1995.

It has been suggested that in their « rain dance », the chimpanzees are orienting themselves toward à « zone of uncertainty » (Laughlin and Manus 1979), a disturbing or exciting stimulus that is perceived as possibly dangerous. The chimpanzee’s reactions contain germs, albeit relatively unintegrated, of repetition, rhythm, elaboration, and exaggerated motor movements drawn from spontaneous emotional excitement. It is not difficult to imagine other hominoid creatures, with greater mental ability and more control of their behavior, deliberately patterning and shaping their vocalizations into chants, and the tree shaking and stamping into dance steps, thereby relieving their anxiety and, when all is said and done, “controlling” (enutralizing), with ritual, the storm.

En résumé, de la danse de la pluie des chimpanzés, simple réponse émotionnelle à un stimulus environnemental, à une danse humaine, tout n’est affaire que de stylisation et d’intention.

Les aptitudes rythmiques et musicales des grands singes pourraient conforter cette thèse. Cette vidéo du Chimp Haven sanctuary de Keithville (Louisiane) nous révèle le sens du rythme des chimpanzés :

 

Paul Mac Cartney et Peter Gabriel ont pour leur part eu l’occasion de jammer avec des bonobos du Great Ape Trust de Des Moines (Iowa). Peter Gabriel a ainsi expliqué à Panbanisha, une femelle, comment se servir d’un clavier. Dédaignant d’abord l’instrument, Panbanisha s’est ensuite révélée assez douée pour jouer de la musique au bout de trois jours, pas en tapant sur son clavier n’importe comment, mais en exécutant une mélodie reconnaissable.

Du côté du zoo de Saint Louis (Missouri), c’est le son de la flûte qui a été testé sur les pensionnaires. Résultat, des singes calmes et apaisés. Par quoi ? Un CD de musique d’Indiens d’Amérique !

L’histoire ne nous dit pas si la danse de la pluie Hopi figurait dans la tracklist mais si Billy Duffy, guitariste de The Cult et compositeur de Rain, perd l’inspiration, qu’il se rassure : la relève est assurée, du coté des chimpanzés !


 

 

The Cult – Rain, lyrics

Hot sticky scenes, you know what I mean
Like a desert sun that burns my skin
I’ve been waiting for her for so long
Open the sky and let her come down
Here comes the rain
Here comes the rain
Here she comes again
Here comes the rain
Hot sticky scenes, you know what I mean
Like a desert sun that burns my skin
I’ve been waiting for her for so long
Open the sky and let her come down
Here comes the rain
Here comes the rain
Here she comes again
Here comes the rain
I love the rain
I love the rain
Here she comes again
Here comes the rain
Oh, rain
Rain
Rain
Oh, here comes the rain
I love the rain
Well, I love the rain
Here she comes again
I love the rain
Rain
Rain

Le headbanging science va tenter ce mois-ci de vous faire remuer le popotin sous peine de faire pleuvoir. Rain est un des morceaux emblématiques du groupe anglais The Cult, extrait de leur chef-d’oeuvre de 1985, l’album Love. Comme on le voit dans la vidéo, le groupe n’est alors pas encore sorti de sa chrysalide gothico post-punk. Souvenir d’une époque bénie où le regretté Enfer Magazine pouvait s’aventurer à des prédictions assez hasardeuses : « The Cult risque fort d’être aux 80′s ce que Led Zeppelin fut aux 70′s »…

Mmmh. Ian Astbury et son petit coeur au coin de l’oeil avait fière allure, n’est-ce pas ? En tout cas pas celle du gros ewok acariâtre en anorak qu’il est devenu. Mais ce n’est pas de ça que je voulais vous entretenir. Vous aurez remarqué la chorégraphie surprenante des deux créatures non identifiées derrière Ian. Sans doute s’agit-il d’une version anglicisée de la danse de la pluie des Indiens Hopi, dont s’inspirent les paroles de Rain : ce peuple d’agriculteurs, n’ayant rien trouvé de mieux que de s’installer dans une région très aride de l’état de l’Arizona, des danseurs masqués devaient prier les esprits de la pluie afin de s’assurer de bonnes récoltes. Ceci pendant 16 jours…

Fatigué de remuer bien avant, le bLoug a préféré dériver et s’interroger sur une question existentielle annexe : les grands singes dansent-ils ou s’agit-il d’une activité culturelle proprement humaine ? La réponse est surprenante : les chimpanzés pratiquent non seulement ce qu’on a appelé des « danses », mais ils se livrent en plus à leur propre « danse de la pluie » ! De quoi s’agit-il exactement ? Tentons de dissiper les nuages qui planent au-dessus de cette pratique culturelle assez obscure de nos frères d’évolution.

Moi Jane, toi Gene Kelly

On doit l’expression de « danse de la pluie » à la primatologue britannique Jane Goodall, pionnière des observations de terrain sur les chimpanzés des forêts tanzaniennes de l’actuel parc de Gombe. Dans un article pour le National Geographic en 1963, intitulé My Life Among Wild Chimpanzees, elle décrit pour la première fois une « danse de la pluie » :

http://ngm.nationalgeographic.com/1963/08/jane-goodall/goodall-text/22

Rain Incites a Violent Ritual

Generally speaking, chimpanzees become more active during the rains and often, for no apparent reason, a male will break into a run, slapping the ground or hitting out at a low branch as he passes. This behavior, when large groups are present, may develop into a fascinating display which I have called the “rain dance.”

I saw it on four occasions, always about midday and always in similar terrain. In every instance it followed the same pattern, but the duration varied from 15 to 30 minutes. It did not always take place in the rain, but rain was falling hard the first time I saw it.

Ce rituel de la « danse de la pluie », décrit comme violent et ne se passant pas forcément sous la pluie ! –, a été recensé parmi 65 comportements de chimpanzés cartographiés par Whiten et al. en 2001 pour la revue Behavior (Goodall faisant partie des coauteurs). La danse de la pluie est définie ainsi :

Au début d’une forte pluie, plusieurs mâles adultes se livrent à de vigoureuses charges. Dans ces démonstrations, les mâles tendent à retourner à leur position initiale, de façon coordonnée ou parallèle ; les charges peuvent se faire au ralenti aussi bien que de façon rapide et incorporer différents motifs récurrents. Par exemple, marteler le sol, tambouriner sur les troncs d’arbre et les racines, traîner les branches et pousser des cris dits « halètements-hululements » (« pant-hoots »).

Dis-moi comment tu danses, je te dirai quel chimpanzé tu es

Les auteurs de l’article soulignent que ces danses de la pluie diffèrent des charges d’intimidation habituelles des mâles à l’égard de leurs congénères, ce qui suggère qu’elles ne sont pas liées à une question de domination. Ils relèvent également de nettes différences locales pour ce qui est du type de motifs présents dans la danse et de son rythme. Ainsi les chimpanzés de la forêt de Taï (Côte d’Ivoire) pratiquent-ils une danse totalement silencieuse. Alors que ceux des sites de l’Est africain s’accompagnent d’un “chant” bruyant à base de “pant-hoots”. Sur un même site, comme à Mahale (Tanzanie), deux versions peuvent exister : la version vigoureuse et rapide, impliquant plusieurs mâles adultes, et la version silencieuse et lente, n’impliquant qu’un seul danseur. Ces variations plaident incontestablement en faveur d’une pratique purement culturelle. Du reste, les différentes communautés de chimpanzés ne se rendent pas au dancing à fréquences égales : c’est une activité courante pour la plupart, mais seulement habituelle pour la communauté de Budongo (Ouganda). Quant aux chimpanzés de Boussu (Guinée), ils ne pratiquent pas du tout la danse de la pluie, alors même que leurs conditions environnementales ne diffèrent pas de celles de leurs congénères danseurs… une sorte de variante des gars coincés qui n’osent pas aller sur la piste quand The Cult entame Rain.

Whiten et al, Charting Cultural Variations in Chimpanzees, Behaviour, Volume 138, Numbers 11-12, 2001 , pp. 1481-1516

 

La grande scène de la cascade, une variante

Le répertoire des danses aquatiques des chimpanzés comporte une autre danse, spécifiquement dédiée aux cascades (malheureusement, certains auteurs mélangent souvent les deux phénomènes). La vidéo ci-dessous, nous montre un mâle Alpha de Gombe nommé Freud se livrant à une danse de la cascade, avec les commentaires de Jane Goodall herself :

<iframe src=”http://player.vimeo.com/video/18404370?title=0&amp;byline=0&amp;portrait=0″ width=”400″ height=”265″ frameborder=”0″ webkitAllowFullScreen allowFullScreen></iframe><p><a href=”http://vimeo.com/18404370″>Waterfall Displays</a> from <a href=”http://vimeo.com/janegoodallinst”>the Jane Goodall Institute</a> on <a href=”http://vimeo.com“>Vimeo</a>.</p>

 

Contrairement à la danse de la pluie, que les chimpanzés exécutent au début de la saison des pluies, la danse de la cascade ne semble pas liée aux saisons. Elle comporte différentes séquences : un peu de balancement en rythme à l’aide des lianes, puis une séance de jeter de rochers dans l’eau pour finir par une phase plus calme de “contemplation” de la cascade.

 

Alors, c’est de l’art ou du chimpanzé ?

Mais à quoi riment ces gesticulations primates liées à l’eau ? Autant être clair, on n’en sait rien.

De l’interprétation à la spéculation, la frontière est ténue. Certains propos de Jane Goodall – à qui on a pu reprocher un anthropomorphisme déplacé – peuvent prêter à confusion. Ainsi son “I think chimpanzees are as spiritual as we are” que l’on peut entendre dans la vidéo peut-il laisser la place à une interprétation abusive qui ferait du recueillement de Freud (le chimpanzé, pas l’autre) une manifestation de méditation d’ordre religieux. Plus généralement, les descriptions des danses de la pluie ou de la cascade par Goodall sont souvent invoquées comme preuve de la préexistence de l’esprit religieux chez les primates – ce dont on peut raisonnablement douter en l’état des connaissances éthologiques et psychologiques.

La danse de la pluie des chimpanzés est aussi parfois appelée à la rescousse pour étayer certaines théories sur les origines de l’art. Voici ce que pense Ellen Dissanayake dans son ouvrage Homo aestheticus: where art comes from and why, paru en 1995.

It has been suggested that in their « rain dance », the chimpanzees are orienting themselves toward à « zone of uncertainty » (Laughlin and Manus 1979), a disturbing or exciting stimulus that is perceived as possibly dangerous. The chimpanzee’s reactions contain germs, albeit relatively unintegrated, of repetition, rhythm, elaboration, and exaggerated motor movements drawn from spontaneous emotional excitement. It is not difficult to imagine other hominoid creatures, with greater mental ability and more control of their behavior, deliberately patterning and shaping their vocalizations into chants, and the tree shaking and stamping into dance steps, thereby relieving their anxiety and, when all is said and done, “controlling” (enutralizing), with ritual, the storm.

En résumé, de la danse de la pluie des chimpanzés, simple réponse émotionnelle à un stimulus environnemental, à une danse humaine, tout n’est affaire que de stylisation. Les aptitudes rythmiques et musicales des grands singes pourraient conforter cette thèse. Cette vidéo du Chimp Haven sanctuary de Keithville (Louisiane) nous révèle le sens du rythme des chimpanzés :

http://www.youtube.com/watch?v=61c9_avmN9A

 

Paul Mac Cartney et Peter Gabriel ont quant à eux jammé avec des bonobos du Great Ape Trust de Des Moines (Iowa). Peter Gabriel a expliqué à Panbanisha, une femelle, comment se servir d’un clavier. Dédaignant d’abord l’instrument, Panbanisha s’est ensuite révélée assez douée pour jouer de la musique, pas en tapant dessus n’importe comment, mais en exécutant une mélodie reconnaissable. Du côté du zoo de Saint Louis (Missouri), c’est le son de la flûte qui a été testé sur les pensionnaires. Résultat, des singes calmes et apaisés. Par quoi ? Un CD de musique d’Indiens d’Amérique !

L’histoire ne nous dit pas si la danse de la pluie Hopi figurait dans la tracklist mais si Billy Duffy, guitariste de The Cult et compositeur de Rain, perd l’inspiration, qu’il se rassure : la relève est assurée, du coté des chimpanzés !

The Cult – Rain, lyrics

Hot sticky scenes, you know what I mean

Like a desert sun that burns my skin

I’ve been waiting for her for so long

Open the sky and let her come down

Here comes the rain

Here comes the rain

Here she comes again

Here comes the rain

Hot sticky scenes, you know what I mean

Like a desert sun that burns my skin

I’ve been waiting for her for so long

Open the sky and let her come down

Here comes the rain

Here comes the rain

Here she comes again

Here comes the rain

I love the rain

I love the rain

Here she comes again

Here comes the rain

Oh, rain

Rain

Rain

Oh, here comes the rain

I love the rain

Well, I love the rain

Here she comes again

I love the rain
Rain
Rain