et maintenant, qu’est-ce qu’on mange ? (fin du monde 3)

Foncièrement optimiste, je vais supposer que quelques uns d’entre vous ont survécu à la fin du monde. J’imagine que la question qu’ils se posent dorénavant est: mais qu’est-ce qu’on va bien pouvoir manger au réveillon, maintenant que le Carrefour a été rayé de la carte ? Il va falloir essayer de chasser et cueillir un peu. Voici en tout cas ce qu’il ne faut pas faire…

J’aimerais ici répondre à un courrier des lecteurs reçu à l’occasion d’un article écrit pour le HS spécial fin du monde de Science et vie :

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L’exercice de cet article consistait à imaginer à quelles conditions un petit groupe de survivants aurait des chances de redémarrer une humanité. Je me suis interdit d’imaginer quoi que ce soit. Tout ce qui figure dans cette “fiction raisonnée” provient directement des travaux et idées de chercheurs de plusieurs disciplines (écologie, génétique, anthropologie, médecine, linguistique, démographie etc.). Le passage qui a fait réagir mon lecteur avait trait à l’alimentation :

Dans notre nouvel environnement, manger cru serait fatal : les femmes cesseraient sans doute d’ovuler ; la carence énergétique obligerait à absorber une quantité de nourriture à laquelle notre système digestif n’est pas adapté. La cuisson nous permettra en plus d’éliminer les dizaines de composés secondaires toxiques que les végétaux opposent aux prédateurs et de mieux assimiler l’amidon dont sont riches les tubercules que l’on trouve ici communément.

Voici la réaction du lecteur, in extenso :

ça m’a bien fait rire ! J’ai des amies crudivores à 100% et si, bien sûr, elles ovulent, et elles ont même des enfants ! S’il fallait manger cuit pour ovuler, il n’y aurait aucun animal sur terre, pas même des hommes, qui n’ont maîtrisé le feu et la cuisson que très tard dans leur histoire depuis l’apparition de leur espèce. D’où vient cette idée saugrenue qu’une femme n’ovule pas quand elle mange cru ? Avez-vous des preuves scientifiques de ce curieux phénomène ? Il existe sur Terre une infinité de climats et d’environnements très variés dans les quels des animaux sauvages, y compris des primates, mangent cru et ovulent. Manger cru est la règle universelle dans le monde sauvage, dont nous sommes issus, depuis des millions d’années et sous tous les climats, et seul l’espèce humaine y déroge depuis peu, au sens de son évolution génétique, en cuisant ses aliments. On se demande pourquoi revenir à une règle biologique universelle serait fatal ? D’ailleurs, cuire de la cigüe ou des amanites phalloïdes n’a jamais enlevé leur caractère toxique. D’autre part, je n’ai jamais remarqué que mes amis crudivores manquent d’énergie, au contraire. Les animaux sauvages, qui mangent cru, ne manquent pas non plus d’énergie.


La confusion intellectuelle est telle que je ne saurai la débrouiller entièrement. Je vais tout de même essayer de clarifier quelques points qui me dérangent particulièrement, dont un argument employé par tous les adeptes des ‘régimes’ à la mode et qui relève de la tromperie.

Un mot sur les confusion de catégories, d’abord. Placer le signe égale entre un individu ou quelques uns (“j’ai des amies crudivores”) et l’espèce Homo sapiens relève de l’induction un tantinet précipitée. C’est un peu comme si mon lecteur, un chapelet de saucisses  autour du cou, traversait indemne l’enclos aux tigres et en concluait que les tigres sont végétariens (c’est avec grand plaisir que je lui suggérerais alors de retenter l’expérience, pour voir). La deuxième confusion consiste à comparer les conditions d’existence de notre société moderne (avec ses chouettes magasins Naturalia, ses compléments alimentaires, ses gentils nutritionnistes, etc.) et celles régissant l’existence des premiers chasseurs-collecteurs (qui guide le scénario post-apocalyptique de l’article).

Ceci posé, qu’en est-il des conséquences du crudivorisme, en particulier sur la fertilité ?

Je vais vous livrer l’avis de Michel Raymond, qui dirige l’équipe de Biologie Evolutive Humaine à l’Institut des Sciences de l’Évolution de Montpellier : “Sans feu pour cuire les aliments, c’est condamné d’avance.” Bon, histoire d’alimenter un peu (ha ha), précision que les risques d’aménorrhée (arrêt des menstruations) partielle ou complète ont été documentés il y a maintenant un bout de temps par une étude allemande (Koebnick C., Strassner C., Hoffmann I., Leitzmann C. Consequences of a long-term raw food diet on body weight and menstruation: results of a questionnaire survey. Ann. Nutr. Metab. 1999;43:69-79.) qui a observé que 30% des femmes qui suivaient un régime crudivore souffraient d’aménorrhée ! Je ne pourrais décrire les mécanismes précis, mais cela est étroitement lié à la perte de masse graisseuse (on observe aussi des aménorrhée dans les cas d’anorexie,) et diverses carences alimentaires entrent sans doute aussi en ligne de compte  (vitamine B12, calcium, vitamine D, zinc…). Il n’est pas difficile d’imaginer que cette diminution de la fertilité serait fortement aggravée dans un contexte post-apocalyptique et conduirait l’espèce vers son extinction à toute vitesse.

Élargissons maintenant la question aux “règles biologique universelles” de mon lecteur, quoi que cela puisse signifier dans son esprit. La seule règle que l’on puisse définir est qu’il existe dans la nature une quantité invraisemblable de régimes alimentaires et que chaque espèce possède le sien et y est tenue. Mon lecteur peut toujours essayer d’adopter le métabolisme d’une bactérie oxydant le soufre, ou de nourrir ses tigres avec du quinoa s’il veut mesurer les conséquences d’un changement brutal de régime alimentaire.

 

Grotte de Wonderwek ; Homo erectus y maîtrisait le feu voici 1 millions d'années

J’ai déjà évoqué le sujet à propos du prétendu “régime paléolithique”. Si l’on doit définir un régime pour sapiens, c’est fondamentalement celui d’un frugivore omnivore attiré vers les nourritures les plus riches et les plus gustatives. La viande en fait partie. Et la cuisson aussi. Afin d’enfoncer le clou sur le sujet, mentionnons que les traces de foyer incontestables les plus anciennes ont été retrouvées en 2012 dans la grotte de Wonderwerk, en Afrique du Sud. Ce feu serait l’oeuvre de Homo erectus et daterait de 1 millions d’années. La maîtrise du feu est ensuite documentée pour toutes les espèce d’Homo. Imaginer que l’on ait maîtrisé le feu, mais par pour faire cuire des aliments est bien entendu absurde. L’avantage de la cuisson a maintes fois été répété (qualités gustative, élimination d’une partie des composés secondaires toxiques des végétaux, apports caloriques augmentés). Rappelons que le cerveau requiert 22 fois plus d’énergie qu’un équivalent en masse musculaire, que la taille relative de notre cerveau est précisément une caractéristique du genre Homo et que le crudivorisme est déconseillé pour les enfants et les femmes enceintes pour cette raison. Ajoutons que l’ethnologie n’a jamais observé ce mode d’alimentation dans aucune société traditionnelle. Et, enfin que les grands singes eux-mêmes préfèrent manger cuit si on le leur propose (Wobber V, Hare B, Wrangham R., Great apes prefer cooked food., Journal of Human Evolution, Volume 55, Issue 2, August 2008, Pages 340–348).

Il est donc rigoureusement faux d’avancer qu’un régime cru – ou sans viande – serait ‘naturel’ pour Homo sapiens – c’est l’argument marketing que je souhaitais dénoncer : meilleur pour votre ligne, pour la planète ou pour les animaux, si vous voulez, mais ‘naturel’, non. C’est exactement le contraire : notre espèce a toujours mangé de la viande et cuit ses aliments. Elle est adaptée depuis toujours à ce mode d’alimentation, et ce n’est qu’avec l’avènement de la nourriture industrielle que ce mode d’alimentation lui pose des problèmes de santé incontestables. Adopter un régime cru ou sans viande n’est pas revenir à quelque chose de naturel mais équivaut carrément à adopter le régime d’une autre espèce !

Je laisserai la conclusion à Michel Raymond (dont je recommande en passant la lecture de Pourquoi je n’ai pas inventé la roue, dont est tirée cette citation) : “ce type de régime alimentaire est basé sur une idéologie dénuée de tout support scientifique”. Allez, à table, maintenant.

 

Australopithecus sediba entre l’arbre et l’écorce

Fruits, noix et feuilles, herbes et plantes du genre carex, telles que les papyrus, mais aussi de l’écorce ! Voilà l’étonnant menu à dominante forestière d’Australophitecus sediba, un hominine(*) qui ne fait décidément rien comme tout le monde.



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Cet australopithèque vivait il y a deux millions d’années sur le site de Malapa, en Afrique du Sud. Il a été décrit en 2010 et 2011 par Lee R. Berger, grâce aux restes de deux individus, un jeune mâle et une probable femelle adulte. Son équipe livre dans Nature (5 juillet 2012) des résultats sans précédent pour des fossiles aussi anciens. « C’est la première fois que peuvent être menées trois types d’analyses sur le même spécimen » afin de connaître sa diète, explique Amanda G. Henry (Institut Max Planck d’Anthropologie Évolutionnaire), auteure principale et spécialiste des ressources végétales dans l’alimentation des hominines (le genre Homo et les australopithèques). Une première qui doit beaucoup à l’état de conservation très inhabituel des deux sediba, tombés dans une cavité et enfouis rapidement.

Trois analyses pour une première

L’analyse des microtraces sur leurs molaires en parfait état met en lumière une diète originale, notamment pour le plus jeune spécimen, qui s’est attaqué à des aliments relativement coriaces par rapport à d’autres hominines. L’analyse isotopique du carbone contenu dans l’émail indique quant à elle que sediba se nourrissait copieusement de plantes en C3 – un type de photosynthèse utilisé par la majorité des végétaux, dont les arbres. Une singularité par rapport aux 81 spécimens d’australopithèques et d’Homo** déjà étudiés, volontiers clients de plantes en C4, dont font partie les graminées (la palme revenant à Paranthropus boisei, surnommé fort mal à propos le casse-noisettes). L’alimentation de Sediba ressemblait donc plus à celle de certains chimpanzés… ou des girafes !

Mais la plus grande surprise vient de l’examen de 38 phytolithes, des microfossiles végétaux piégés dans le tartre dentaire. Alors que « les autres australopithèques mangeaient régulièrement des plantes en C4, issus des environnements ouverts et des prairies », indique Amanda Henry, aucune trace chez sediba ! À la place, un assortiment varié de plantes en C3 (voir photo ci-dessous), dont des tissus ligneux et de l’écorce, dont la consommation n’avait jamais été documentée.


Phytolithes extrait du tarter dentaire de MH1. a, phytolithe de fruit de plante dicotylédone. b phytolithe de, bois ou d’écorce de dicotylédone. c, A phytolithe d’herbe en forme de petite bulle. d, A phytolithe de carex. Echelle, 50 µm.

Les indices disponibles sur le paléoenvironnement de sediba sont livrés par les sédiments, un probable coprolithe de carnivore et des fossiles des genres Equus et Megalotragus. Ils signalent la présence d’un couvert boisé de type « forêt-galerie », jouxtant des prairies abondantes où paissaient des herbivores. Compte tenu de la disponibilité de ces ressources, sediba paraît donc avoir été une fine bouche, sélectionnant, à dessein plutôt que par nécessité,  une grande diversité d’aliments différents. Écorce comprise.

 

Sediba a-t-il la gueule de bois ?

Lee Berger, père de sediba, a exprimé sa très grande surprise à la découverte de ces résultat, confessant qu’il n’aurait jamais imaginé que son fossile puisse consommer de l’écorce. La communication de cette publication s’est bien entendu appuyée sur cette curiosité alimentaire.

MH2 et MH1, les deux spécimens de sediba trouvés à Malapa

Mais est-ce si surprenant ? Les primatologues relèveraient immédiatement, comme le souligne Berger lui-même, que l’écorce est au menu de certains singes, comme les orangs-outans. Comme nous l’avons vu avec Pascal Picq au sujet du régime alimentaire de l’homme, nous avons co-évolué avec les arbres, et il n’est à cet égard guère surprenant qu’un hominine, parent proche de notre lignée, en ait fait un mets de choix. En fin de compte, ce petit particularisme de sediba ne fait que s’inscrire assez logiquement dans la grande palette d’adaptations des australopithèques, qui évoluaient sur le continent africain, à partir de 4 millions d’années, dans un environnement en mosaïque aux ressources alimentaires très diversifiées.

Les résultats ne font donc que suggérer « une variété encore plus grande que ce que l’on pensait », note à juste titre Amanda Henry. Mais ils soulèvent aussi de nouvelles interrogations, peut-être plus importantes, sur l’organisation sociale de ces australopithèques : « vivaient-ils en grands ou en petits groupes ? Devaient-ils parcourir de longues distances quotidiennement pour trouver suffisamment de nourriture ? » La scientifique n’a pas encore les réponses à ces questions, mais poursuivra sa collecte de phytolithes en Afrique du Sud, sur d’autres restes de sediba issus de Malapa ainsi que sur d’autres espèces d’australopithèques. Une autre question reste en suspens : quid de la consommation de viande, sur laquelle les analyses effectuées jusqu’à présent restent muettes, mais que les chercheurs estiment tout à fait probable.

Après avoir « brouillé l’origine de l’homme », en révélant des traits qui l’apparentent à la fois aux australopithèques et au genre Homo (voir l’explication de texte de Pascal Picq dans cet article de Libé, sediba refait parler de lui. Cette fois en dévoilant des habitudes alimentaires qui le rapprochent du chimpanzé…

Cette espèce décidément inclassable semble ainsi adresser un pied de nez aux paléontologues – Lee Berger en tête – qui l’ont positionné un peu rapidement sur notre arbre évolutif comme un pré Homo, c’est-à-àdire l’ancêtre directe de sapiens, quitte à chambarder toute la classification, et notamment le fait que l’apparition du genre Homo est antérieure à sediba… Empressement que n’a hélas pas manqué de railler le mal nommé evolutionnews.org (site qui promeut l’Intelligent Design), réjoui qu’un ancêtre de l’homme putatif morde, non pas la poussière, mais l’écorce…

Une autre version de cet article a été publiée dans le cahier sciences et techno du Monde daté du 7 juillet 2012.

* Homininé ou hominine ? C’est un cas classique d’ambiguïtés sur la dénomination des groupes taxonomiques. Bien que de nombreux auteurs, spécialistes y compris, utilisent le terme homininés, j’opte pour ma part pour la position cladiste, (G. Lecointre & H. le Guyader, La classification phylogénétique du vivant), qui correpond bien à la terminologie anglo-saxonne et qui distingue : les Hominines (Homo et autres Australopithèques), les Panines (Chimpanzé commun et Bonobo (chimpanzé nain), les deux groupes constituant à leur tour les Homininés (avec accent). Notons que l’un et l’autre n’ont en tout cas rien à voir avec les hominidés, terme qui a hélas été utilisé par Le Monde lors de l’édition de l’article.

** Ardipithecus ramidus, Australopithecus africanus, Paranthropus boisei et Paranthropus robustus, Homo non identifiés (erectus ou habilis)

la drôle de cuisine “paléolithique” – interview avec Pascal Picq

« Un régime originel pur est une illusion rousseauiste »

Le paléoanthropologue Pascal Picq, du Collège de France, décrypte le retour au régime paléolithique à l’aune de notre histoire évolutive.

Peut-on définir le régime alimentaire de l’homme ?

Depuis 35 millions d’années, nous les singes avons co-évolué avec les arbres. Les folivores (gorilles, colobes, entelles, etc.) se nourrissent de feuilles. Ils s’adaptent à leurs produits chimiques secondaires grâce à la palatabilité, qui leur évite de s’empoisonner, et en variant les types de feuilles. Pour les frugivores, dont nous faisons partie, les fruits se présentent de manière discrète dans le temps et dans l’espace. Il faut aller les chercher, donc être motivé. La motivation, c’est le plaisir, le sucre. Fondamentalement, nous avons un régime de frugivores omnivores qui nous attire vers les nourritures les plus riches et gustatives, que nous apprenons à choisir et à consommer pour ne pas nous empoisonner, en fonction des ressources des écosystèmes et de nos traditions. L’idée d’un régime originel pur est une illusion rousseauiste. Nous n’avons pas de régime type, qu’il soit paléolithique, néolithique (régime « crétois ») ou autre.

Les toqués du “paléo-fooding” Crédit: Samuel Guigès pour Le Monde

Nos choix alimentaires ne tiennent donc pas uniquement à des besoins physiologiques ?

Non. Le lien social et les traditions sont extrêmement importants. Chez les chimpanzés, la viande n’apporte pratiquement rien dans leur régime alimentaire, mais c’est le moment social le plus important, d’excitation lors de la chasse et ensuite de partage. Manger, c’est être ensemble, créer du lien, courtiser, faire de la politique…. C’est aussi l’objet d’apprentissages de techniques complexes (outils, gestuelles), de partage d’expériences et de traditions. On apprend avec les autres. D’un point de vue éthologique, que ce soit dans les sociétés humaines ou de chimpanzés, les nourritures prisées comme la viande ou les fruits sont l’objet des moments sociaux les plus intenses – les traditions culturelles des chimpanzés tournent d’ailleurs autour de la nourriture, tout comme chez nous !

Comment interpréter ce désir de retour à une alimentation « préhistorique » ?

C’est une vieille habitude dans la culture occidentale que d’aller rechercher une sorte de sagesse dans la prétendue pureté de nos origines. On en trouve la trace dans beaucoup de domaines, tels que la psychologie évolutionniste, dont le postulat est que nos comportements seraient ceux des chasseurs-cueilleurs du Paléolithique, ou dans la psychanalyse, selon laquelle tout aurait commencé dans les cavernes… Cette mode tient aussi à la nostalgie américaine des grands espaces et de la nature sauvage. On peut s’en amuser – après tout, Cro-Magnon s’en moque bien ! —, mais n’oublions pas qu’il y a derrière tout cela des sujets importants et douloureux liés à la nutrition et à la santé.

 

Entretien avec Pascal Picq publié dans LE MONDE SCIENCE ET TECHNO du 16.03.2012, dans le dossier consacré au régime paléolithique : Cro-Magnon cuistot d’avant-garde ?