Darwin était-il raciste ?

Suite et fin de la série de 3 billets sur la dérive raciste de l’expression “l’homme descend du singe”. Après un billet consacré à la Vénus Hottentote et un autre consacré aux élucubrations classificatoires du médecin anglais Charles White, faisons le point sur le prétendu racisme de Darwin.

Et commençons par re-dissiper un malentendu. Ainsi que l’ont montré les billets précédents, les Européens ont adopté une représentation hiérarchique des races humaines bien avant d’admettre un quelconque tranformisme – i.e. étaient racistes bien avant que Charles Darwin publiât L’Origine des espèces. Cédric Grimoult, dans l’ouvrage Créationnismes, mirages et contrevérités, cite le biologiste et généticien Michel Veuille à l’appui de cette idée :

Avant qu’aucun idée transformiste eût été avancée, le “nègre” se plaçait déjà, dans l’ordre de la nature, sur la ligne descendante allant de l’homme “parfait” au singe…1


Il n’en reste pas moins que, par calcul ou ignorance, les contempteurs de tous poils ont maintes fois reproché à Darwin d’être un chantre de l’inégalité des races.

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Un exemple de propagande parmi d’autres, due à l’officine créationniste Answer in Genesis

Les accusations portées à son encontre sont de deux ordres. Les premières tiennent moins à ses convictions qu’à celles des diverses personnalités avec qui il fut en rapport professionnel ou intime. Ainsi pointe-t-on souvent les idées eugénistes et racistes de son cousin Francis Galton ou l’action de son propre fils, Francis Darwin, à la tête de la Fédération internationale des organisations eugénistes. Dans la continuité de ces accusation, et de façon curieuse, on lui reproche également une supposée absence d’engagement contre le racisme, comme si cela valait caution.

Dans Darwin n’est pas celui qu’on croit, idées reçues sur l’auteur de L’Origine des espèces 2, Patrick Tort pourfend de façon salutaire ces griefs dénués de fondement en rappelant que les rapports épistolaires que Darwin entretenait avec son encombrant cousin se limitaient à des questions professionnelles. Concernant son fils, il souligne que ses activités ne pouvaient bien évidemment nullement condamner son père par une sorte de contamination ascendante ! Pour ce qui est de l’engagement, Tort rappelle également que la naturaliste anglais eut à s’impliquer au sein de l’Ethnological Society et que ses écrits témoignent sans ambiguïté de sa révolte personnelle contre l’esclavagisme.

Le second registre d’accusation de racisme tient aux écrits de Darwin, en particulier à certains passages de La Filiation de l’homme, qui peuvent, assurément, choquer un lecteur actuel (du moins le genre de lecteur qui s’étonnerait que soit prononcé le mot “Nègre” dans le biopic sur Lincoln, par exemple).

On trouve par exemple, dans certains ouvrages de vulgarisation, assortis de commentaires moralisateurs, cette mise en parallèle du « visage profondément sillonnée et fastueusement coloré, pour devenir plus attrayant pour la femelle »3 du mandrill africain avec les peintures du visage des bandes rouges, bleues, blanches ou noires des « nègres » et de divers sauvages. Ou cette observation sur « les facultés mentales des animaux supérieurs [qui] ne diffèrent pas en nature, bien qu’elles diffèrent énormément en degré, des facultés correspondantes de l’homme, surtout de celles des races inférieures et barbares »4.

Pour ne rien masquer de ce qui peut consterner un lecteur non averti, cet extrait est également souvent cité :

Quiconque a vu un sauvage dans son pays natal n’éprouvera aucune honte à reconnaître que le sang de quelque être inférieur coule dans ses veines. J’aimerais autant pour ma part descendre du petit singe héroïque qui brava un terrible ennemi pour sauver son gardien, ou de ce vieux babouin qui emporta triomphalement son jeune camarade après l’avoir arraché à une meute de chiens étonnés, – que d’un sauvage qui se plaît à torturer ses ennemis, offre des sacrifices sanglants, pratique l’infanticide sans remords, traite ses femmes comme des esclaves, ignore toute décence, et reste le jouet des superstitions les plus grossières.5

Au moins ne pourra-t-on pas accuser Darwin de ne pas aimer les singes…

Au-delà de ça, l’affirmation suivant laquelle le naturaliste anglais était raciste repose en général, selon Tort, sur « des montages de citations hors contexte » (ce que nous venons de faire pour la bonne cause) et sur « un véritable déni de la logique profonde et de la cohérence complexe de la pensée de Darwin »6.

Il faut pour comprendre les citations ci-dessus, se garder de tout anachronisme et distinguer clairement le sentiment de supériorité dont souffrait tous les Européens blancs de l’époque, sans que Darwin y fît exception, du racisme proprement dit, qui repose, selon la définition de Tort, sur trois composantes.

  1. D’abord une inégalité entre humains reposant sur le primat du biologique, donc un déterminisme, à la fois persistant et transmissible.
  2. Ensuite la pérennité et l’irrévocabilité de cette inégalité, qui découlent logiquement de ce qui précède.
  3. Et enfin un discours de prescription (ou des actes) visant à concrétiser cette hiérarchie naturelle dans une domination sociale au besoin brutale.

Aucune de ces trois composantes ne saurait qualifier les écrits, la pensée ou les actes de Charles Darwin. Accuser de Darwin de racisme est non-sens et n’a d’autre visée que polémique et idéologique.

  1. M. Veuille, La Sociobiologie, Paris, Presses universitaires de France, “Que sais-je”, 1986, p.118.
  2. P. Tort, Darwin n’est pas celui qu’on croit, idées reçues sur l’auteur de L’Origine des espèces, Paris, Le Cavalier Bleu, p.101-119.
  3. C. Darwin, La descendance de l’homme et la sélection sexuelle, Paris, Reinwald, 1876, p.662.
  4. Id., p.661.
  5. Id., p.752.
  6. P. Tort, Ibid., p.102

le légendaire débat d’Oxford – Huxley VS. Wilberforce (part 2)

Suite du décryptage du débat d’Oxford, épisode fameux de l’histoire heurtée du darwinisme qui mit aux prises, le samedi 30 juin 1860, l’évêque d’Oxford Samuel Wilberforce et Thomas Henry Huxley, fidèle de Charles Darwin. La  première partie corrigeait quelque peu la légende, la seconde complète le rôle joué par Huxley.

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Seconde partie : Thomas Henry Huxley, profession bateleur

Quel que soit son rôle ponctuel à Oxford, Huxley, le « bull-dog de Darwin » s’est bien trouvé au cœur de la tourmente à d’autres occasions. Il fut parfois dépeint comme un énergique « bouffeur de corbeaux », une description peut-être un peu sommaire, mais non dénuée de sens tant il est vrai qu’il mit sa pugnacité au service du combat darwinien contre des ecclésiastiques à plusieurs reprises. A la suite de deux conférences à Édimbourg, Darwin lui écrira: « Par Jupiter ! Vous avez attaqué la bigoterie dans sa forteresse. » [1]


Huxley ne ménagea pas sa peine. C’est lui, notamment, qui, à l’occasion d’un voyage de cinq semaines, partit porter la bonne parole aux États-Unis. Corinne Cohen donne ce portrait de Huxley en bateleur du darwinisme, qui résume bien sa contribution à la lutte pour l’avancée de l’évolutionnisme :

« Omniprésent sur la scène scientifique et publique anglaise, membre de toutes les académies, faisant des communications devant des savants comme des conférences devant des ouvriers, c’est un brillant orateur et un redoutable polémiste. »[2]

Pour son rôle et ses ambiguïtés, le bull-dog de Darwin est certainement l’une des figures clés pour comprendre les problèmes du darwinisme. Il serait très hâtif de faire de lui un darwinien strict. Il est d’abord réfractaire à l’évolution, même en 1858, lorsque Wallace et Darwin copublient leurs premiers résultats. S’il est convaincu à la lecture de L’Origine des espèces, il fait par contre partie de ceux qui n’ont pas compris que la sélection naturelle était une évidence logique, comme d’autres partisans de Darwin.[3] Il entre également dans ses motivations personnelles une part de ce que l’on appellerait aujourd’hui une volonté de revanche sur le destin, la condition sociale de Huxley étant moins élevée que celle de ses confrères. Dans les années qui suivent la publication de L’Origine des espèces, Huxley soutient l’évolution, mais « plus en paroles (abondantes) qu’en actes (rares) – si l’on entend par là de réels écrits scientifiques. »[4]


A propos de gorilles et d’hippocampes

Huxley eut également une vive querelle avec le grand anatomiste sir Richard Owen (1804–1892), ci-dessous posant avec des ossements de moa :

A l’époque, nombreux sont ceux « qui pensent que le développement tout à fait singulier du cerveau d’Homo sapiens le met à part de tous les mammifères. »[5] Richard Owen en fait partie. Il a d’abord combattu l’idée d’un lien entre hommes et singes dans une polémique avec les lamarckiens dans les années 1840 (ce qui, incidemment, prouve bien qu’on n’a pas attendu les travaux de Darwin pour se formaliser du compagnonnage de l’homme avec les singes). En 1858, il repart à la charge et tente d’établir la spécificité humaine en affirmant que l’une des petites circonvolutions du cerveau, l’hippocampe mineur, n’existe ni chez les chimpanzés ni chez les gorilles, ni chez les autres animaux. Nouvel assaut au congrès de la British Association de 1860, soit quelques jours avant la controverse entre Huxley et Wilberforce… Huxley avait déjà fait part de son opposition aux thèses d’Owen, et ce avant même la publication de L’Origine des espèces. Au congrès d’Oxford, il « contredit ouvertement ce dernier, promettant de publier ses objections dès que possible »[6]. Ce qu’il fait dans un article de 1861 puis dans La place de l’homme dans la nature, en 1863. Il dissèque des primates pour la préparation de son ouvrage et parvient à invalider l’hypothèse d’Owen : tous les singes possèdent un hippocampe (l’inverse n’est pas vrai !). Il intervient bien un changement dans la structure cérébrale des primates, mais il se situe entre les prosimiens (les lémuriens et les tarsiers) et les autres primates, et non entre l’homme et les grands singes. La place de l’homme dans la nature aborde de front la similitude entre l’homme et le singe, contrairement à L’Origine des espèces. Huxley présente son argument de la façon suivante :

« Les différences de structure entre l’homme et les primates qui s’en rapprochent le plus ne sont pas plus grandes que celles qui existent entre ces derniers et les autres membres de l’ordre des primates. En sorte que si l’on a quelques raisons pour croire que tous les primates, l’homme excepté, proviennent d’une seule et même souche primitive, il n’y a rien dans la structure de l’homme qui appuie la conclusion qu’il a eu une origine différente. »[7]

Huxley dessinant un crâne de gorille

Dans l’édition française, après avoir balayé les critiques qui lui ont été faites durant les cinq années qui ont suivi la parution de l’édition anglaise, il enfonce le clou :

« En résumé, je tiens maintenant pour démontré que les différences anatomiques du ouistiti et du chimpanzé sont beaucoup plus grandes que celles du chimpanzé et de l’homme. De sorte que si des causes naturelles quelconques ont suffi pour faire évoluer (to evolve) un même type de souche, ici en ouistiti, là en chimpanzé, ces mêmes causes ont été suffisantes pour, de la même souche, faire évoluer (to evolve) l’homme. »[8]

Huxley démontre ainsi qu’il n’y a pas de différences physiques entre hommes et grands singes. Mais il ne s’intéresse pas aux mécanismes qui permettent de passer de l’un à l’autre : « Quant à la question de savoir si les causes naturelles peuvent ou non produire ces transformations, je ne m’en mêle pas, satisfait de la laisser aux mains puissantes de M. Darwin. »[9] Il se contente d’une métaphore, celle du « gouffre » entre le singe et l’homme, « qui n’interdit pas qu’il y ait ou qu’il y ait eu une route de l’un à l’autre, dans l’ignorance de laquelle nous sommes. »


Guerre du gorille VS. débat d’Oxford

Toute l’Angleterre a assisté à la bataille entre ses deux grands anatomistes, Owen et Huxley, à propos de ce petit renflement du cerveau. A l’époque de leur vif échange à Oxford, la presse a consacré de longs articles humoristiques à la querelle. Le magazine Punch s’est même fendu de poèmes satiriques. Incontestablement, cette guerre du gorille a plus retenu l’attention que la joute qui allait suivre entre Wilberforce et Huxley.

Ainsi, il y eut bien un « célèbre débat d’Oxford », mais pas celui que l’on a retenu ! Le sens était toutefois le même : le refus d’accepter notre appartenance à la nature et la quête inlassable d’un élément permettant de prouver notre différence, en particulier avec les singes, étaient à l’origine des réticences à l’évolutionnisme. Avec la défaite d’Owen, l’argument anatomique perdait la faveur des hommes de science, mais la recherche d’un particularisme évolutionniste de l’espèce humaine n’était pas près de s’éteindre. Alfred Wallace lui-même, qui en un sens allait plus loin que Darwin en voyant dans la sélection naturelle l’unique moteur de l’évolution, considérera toujours le cerveau humain comme une exception (et sombrera dans le spiritualisme).

En 1864, Benjamin Disraeli fut invité par Wilberforce au Théâtre d’Oxford pour y dénoncer le matérialisme. Il fit, non sans malice, référence au débat qui avait opposé son hôte à Huxley en s’exclamant :

« Quelle est la question que l’on soumet désormais à la société avec une désinvolte assurance des plus stupéfiantes ? La voici : l’homme est-il un singe ou un ange ? Mon Seigneur, je suis du côté des anges. »

La phrase est restée célèbre. Elle démontrait que la bataille autour du singe était bel et bien sortie du cénacle des seuls scientifiques. Peut-être l’ardeur au combat de Thomas Huxley avait-elle permis de faire avancer la cause de l’évolutionnisme sur le plan de la notoriété. Sans doute aussi avait-elle, malheureusement, permis à l’antidarwinisme de se placer clairement sur le terrain de la lutte entre science et religion. Une des sempiternelles fausses questions du créationnisme est formulée ainsi : « Si l’Homme descend du singe, pourquoi reste-t-il des singes ? » C’est ce que Pascal Picq appelle un parfait exemple de « la fallacieuse rhétorique wilberforcienne »[10] (auquel il rétorque ceci : « Imaginez que je dise à mes parents : je ne suis pas votre fils parce que vous êtes encore de ce monde ! »). C’est aussi la preuve qu’un héritage comme celui du « célèbre débat d’Oxford » est parfois plus lourd à porter que ne l’indique la légende.

 

[1] J. Arnould, Requiem pour Darwin, Paris, Salvator, 2009, p.45.
[2] C. Cohen, La méthode de Zadig, Paris, Seuil, 2011, p.149.
[3] Pour un détail sur les nuances d’adhésion des naturalistes anglais à la thèse de Darwin, voir l’entrée sur le darwinisme anglo-saxon dans P. Tort (Direction), Dictionnaire du
darwinisme et de l’évolution, Paris, PUF, 1996, p.867.
[4] Id. p.871.
[5] P. Tassy, « Le dictionnaire des idées reçues en science », La Recherche, n°412, Octobre
2007
[6] Collectif, Homo sapiens, l’odyssée de l’espèce, Paris, La Recherche / Taillandier, 2005, p.
[7] T. H. Huxley, De la place de l’homme dans la nature, Préface de l’auteur pour l’édition
française de 1868.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] P. Picq, Lucy et l’obscurantisme, Paris, Odile Jacob, 2007, p.135.

 

 

 

Darwinisme et Marxisme (P. Tort & A. Pannekoek) (insane lectures #6)

 

D’un matérialisme l’autre

(insane lectures #6)


Darwinisme et marxisme : comment articuler les deux pensées les plus englobantes du XIXe siècle ?

C’est un dialogue qui s’instaure à un siècle de distance. Amorcé par la brochure du théoricien marxiste hollandais Anton Pannekoek, Darwinisme et Marxisme, publiée en 1909 à l’occasion du centenaire de la naissance de Charles Darwin. Et alimenté par Patrick Tort, directeur de l’Institut Charles Darwin International, qui délivre un commentaire du texte, ici traduit pour la première fois à partir de l’original néerlandais.

Pannekoek était un astronome de renom – il mena de front études théoriques sur notre galaxie et expéditions de cartographie et de spectrographie des étoiles, tout en écrivant une histoire de sa discipline. Dans le contexte des luttes sociales du 20e siècle naissant, il concevait la science en militant de la classe ouvrière, c’est-à-dire comme un moyen de son émancipation. Propagandiste efficace doublé d’un vulgarisateur talentueux, il alliait clarté d’exposition et rigueur du propos. Aussi Darwinisme et Marxisme offre-t-il un résumé d’une grande simplicité formelle de la théorie de l’évolution des espèces, qui parvient à rester d’actualité en dépit de l’avancée des connaissances.

S’adressant directement aux ouvriers, le théoricien révolutionnaire qu’était Pannekoek ne pouvait s’abriter derrière le paravent de trop nombreuses références. Le théoricien de la connaissance pointilleux qu’est Patrick Tort rétablit l’équilibre : au fil des idées du Hollandais, il distille précisions, rectificatifs et développements. Ici pour suggérer des sources implicites, là pour citer Darwin à la lumière de ses nouvelles traductions. En permanence pour indiquer au lecteur les fidélités et les écarts de Pannekoek à la pensée du naturaliste anglais. La gymnastique entre texte et commentaire demande de l’attention au lecteur, mais, le plus souvent, il se laissera emporter par ce dialogue fécond entre la voix militante et celle de l’érudit – sous réserve, tout de même, de posséder quelques notion préalables sur les concepts abordés.

 

Darwinisme, marxisme : un rendez-vous manqué

Creusant un sillon précédemment entamé, Patrick Tort éclaire l’histoire des relations entre ces deux grandes pensées qui se structurent au même moment sans vraiment se rencontrer. Un rendez-vous manqué. Par Marx, Engels ou Kautsky. Mais aussi par Pannekoek, en dépit d’une lecture plus attentive des texte fondateurs de Darwin.

L’Origine des espèces (1859) ne pouvait qu’être favorablement accueillie par Marx et Engels. Elle leur offrait la démonstration d’un développement historique de la nature pouvant servir de socle à leur « évolutionnisme » social – Marx se félicita d’avoir trouvé «la base fournie par les sciences naturelles à la lutte historique des classes». En réalité, leur compréhension du darwinisme s’arrêtait à cette idée et à quelques analogies utiles. Leur enthousiasme initial s’évapora sur une méprise: selon eux, le darwinisme ne faisait que transposer le capitalisme dans la nature. C’était confondre Darwin avec les émanations du « darwinisme social » (dues notamment à Herbert Spencer), qui dévoyèrent sa pensée.

Lorsque Darwin expose sa théorie anthropologique dans La Filiation de l’Homme en 1871, Marx et Engels l’ignorent. Malgré une lecture souvent pertinente, Pannekoek échoue lui aussi à pleinement saisir ses implications. Il ne parvient pas à se défaire d’une vision étroite du darwinisme, réduit au principe de la lutte pour l’existence – devenue artificielle avec la substitution des outils aux organes corporels. Ni à se débarrasser de la notion de rupture entre l’animal et l’homme, alors que Darwin enseigne précisément qu’il y a un continuisme de l’un à l’autre. Ce faisant, il passe lui aussi à côté de ses thèses sur les instincts sociaux, la sympathie ou l’origine de la morale. Et échoue à voir que les principes de Darwin s’étendent tout naturellement à l’évolution de l’espèce humaine.

Darwinisme et Marxisme, de Anton Pannekoek et Patrick Tort (Arkhê, 256 pages, 19,90 €).

Publié dans LE MONDE SCIENCE ET TECHNO du 18.02.2012

Présentation du livre sur le site des éditions Arkhê

le légendaire débat d’Oxford – Huxley VS. Wilberforce (part 1)

Si l’histoire est une reconstruction, celle du darwinisme n’a nulle raison d’y échapper. Cela lui fut d’ailleurs reproché, à juste raison, pour ce qui concerne l’un des épisodes les plus fameux de son histoire heurtée : le vif échange qui mit aux prises, le samedi 30 juin 1860, l’évêque d’Oxford Samuel Wilberforce et Thomas Henry Huxley.

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L’histoire de la querelle, maintes fois racontée, présente différents niveaux d’intérêt. Le premier est celui de l’échange verbal qui eut lieu entre les deux protagonistes ; l’idée selon laquelle  “l’homme descend du singe” en est la figure centrale. Le second est celui de ce que la légende construite autour de cet échange masque ou travestit, et qui est essentiel pour comprendre comment l’expression “l’homme descend du singe” va se propager. Le troisième – qui fera l’objet de la seconde partie  de cet article – est la figure de Huxley lui-même, qui n’est pas étrangère à cette diffusion tout au long des années qui suivirent la publication de L’Origine des espèces de Charles Darwin.

Extrait du webcomic Les histoires naturelles de Charles Darwin, de PiTer et Michnik (http://darwin.webcomics.fr/)

 Le singe à Oxford

Il y eut incontestablement entre Huxley et Wilberforce une altercation, mais quelle en a été la teneur exacte ? Il y a à peu près autant de débats d’Oxford différents que d’auteurs pour les relater. D’abord parce qu’il n’y eut pas de retranscription fidèle au moment des faits. Ensuite, inévitablement, parce que le camp d’Huxley, surtout, via son fils Léonard (1860–1933) dans la volumineuse biographie qu’il consacra à son père [1], mais aussi celui de l’antidarwinisme, se chargèrent de forger une légende conforme à leurs intérêts respectifs. Enfin, certainement, parce qu’il s’agit d’une bonne histoire, portée par un excellent dialogue.

 Puisqu’il convient de préciser les faits, on s’en tiendra aux principaux, qui ne souffrent guère de contestations. Le débat a pour cadre une conférence publique organisée par l’Association britannique pour l’avancement des sciences. Il a été demandé à un scientifique américain, le docteur John William Draper (1811–1882), de traiter des « mouvements d’idées en Europe en rapport avec les vues exprimées par M. Darwin » – un « discours-fleuve d’une heure qui, de l’avis de tous les témoins, fut mortellement ennuyeux » [2], résume Stephen Jay Gould. Une histoire de la réception du darwinisme en Angleterre ne serait pas complète sans la narration du débat d’Oxford, même si l’altercation entre Huxley et Wilberforce ne s’était pas produite. Car l’organisation même de cette conférence publique sept mois seulement après la publication de L’Origine des espèces témoigne en soi de l’agitation que causaient les idées de Darwin. Au demeurant, sept cents personnes (d’après tous les récits) s’étaient entassées dans la grande salle du musée zoologique d’Oxford alors que la température estivale incitait à de plus bucoliques occupations. En réalité, cette foule s’était plutôt massée pour profiter des talents d’orateurs de l’évêque d’Oxford Samuel Wilberforce (1805–1873), dit Sam l’onctueux (Soapy Sam), car il avait promis de pourfendre la théorie évolutionniste. À la fin du discours de Draper, Wilberforce prit la parole pour dire tout le bien qu’il pensait des idées de Darwin et apostropha Huxley.

You fuck my grandfather ? alternative versions

C’est là qu’on entre dans de plain-pied dans la légende. Car l’histoire de l’intervention de Wilberforce et de la réplique de Huxley a été magnifiée, au point qu’on peut la trouver sous plusieurs versions chez un même auteur. Chacun peut donc choisir celle qui lui convient le mieux. En voici deux relations, une brève et une plus détaillée, sous la même plume, celle de Dominique Lecourt.

D’abord la version courte.

« [Wilberforce] s’adresse au disciple de Darwin en ces termes : “Est-ce que c’est par votre grand-père ou par votre grand-mère que vous descendez du singe, Monsieur Huxley ?” Huxley répond : “Moi, je préfère après tout descendre du singe par ma grand-mère que des cendres d’un être humain dénué d’intelligence qui argumente sur la base de partis pris” [3]. »

Cette version plus « littéraire » maintenant ; l’intensité grimpe d’un cran :

« [Wilberforce] ne peut se retenir d’apostropher Huxley : « Monsieur Huxley, j’aimerais savoir : est-ce par votre grand-père, ou par votre grand-mère, que vous prétendez descendre du singe ? » L’interpellé saisit l’occasion : « Je prétends qu’il n’y pas de honte pour un homme à avoir un singe pour grand-père. Si je devais avoir honte d’un ancêtre, ce serait plutôt d’un homme : un homme à l’intellect superficiel et versatile qui, au lieu de se contenter de ses succès dans sa propre sphère d’activité, vient s’immiscer dans des questions scientifiques qui lui sont totalement étrangères, ne fait que les obscurcir par une rhétorique vide, et distrait l’attention des auditeurs du vrai point de la discussion par des digressions éloquentes et d’habiles appels aux préjugés religieux. » [4]

Tonalité différente, maintenant, avec cette narration par la partie antidarwiniste, tirée d’une « biographie » de Darwin qui ne s’embarrasse pas d’objectivité :

« Mais l’évêque anglican d’Oxford s’éleva avec vigueur contre un système qui niait aussi audacieusement les enseignements chrétiens. […] [L] ors d’une discussion publique avec le disciple Huxley, il demanda à ce fanatique de la descendance simienne, s’il prenait ses ancêtres parmi les singes ou les guenons : “Je l’ignore, répondit Huxley, mais cette parenté n’a rien qui me puisse choquer, car je préfère avoir pour aïeul un singe plutôt qu’un homme qui se mêle de résoudre des questions auxquelles il ne comprend rien”. La riposte était impertinente, mais ne prouvait rien ; l’évêque eut le bon esprit d’en rire. » [5]

Dernier exemple, avec une restitution parmi la bonne moyenne des versions fidèles selon Gould. Prêtez particulièrement attention à la dernière réplique d’Huxley :

« Une demi-heure durant, l’évêque avait parlé férocement, ridiculisant Darwin et Huxley, puis il se tourna vers Huxley, qui était, comme lui, à la tribune. Sur un ton sarcastique et glacial, il lui posa sa célèbre question : “Était-ce par son grand-père ou par sa grand-mère qu’il affirmait descendre du singe ?” [Huxley] contra vivement tous les arguments de Wilberforce. [...] Montant par degrés jusqu’au point culminant de sa réplique, il s’écria qu’il n’aurait point honte d’avoir un singe pour ancêtre, mais qu’il se sentait plutôt gêné de voir un homme brillant se perdre dans des questions scientifiques auxquelles il ne comprenait rien. Pour finir, Huxley dit qu’il préférerait avoir un singe comme ancêtre plutôt qu’un évêque, et la foule réagit immédiatement à cette charge. » [6]

 L’instrumentalisation d’une légende du darwinisme

« Avoir un singe pour ancêtre plutôt qu’un évêque ». Dans cette seule phrase, absente des trois premières versions citées et qui est minoritaire dans les récits les plus documentés, se lisent tous les enjeux d’une reconstruction a posteriori du débat d’Oxford. Elle participe de l’interprétation qui sera généralement retenue de l’altercation, et par extension du darwinisme et de l’évolutionnisme : une guerre entre la science et la religion.

L’innocence de Huxley n’est pas définitivement établie sur cet épisode précis. Il semble bien s’être contenté de dire qu’il préférerait un singe à un homme dévoyant ses talents d’orateur et non pas un singe plutôt qu’un évêque, réplique autrement moins subtile et ouvertement belliqueuse. Il s’est de plus élevé contre cette interprétation, en demandant à ce que soit révisée la biographie de Wilberforce écrite par le fils de ce dernier. Sans doute en pure perte s’il s’agissait de rectifier le sens général du débat, car bien d’autres détails pouvaient être interprétés dans le sens d’un affrontement volontaire entre raison et foi. Plusieurs versions évoquent notamment le fait que Huxley, pris à partie par Wilberforce, se serait réjoui de pouvoir lui répliquer et aurait, après avoir donné une tape sur le genou d’un voisin interdit, murmuré : « Le Seigneur me l’a mis entre les mains » – une scène qui n’est pas sans nous évoquer celle de l’avocat qui s’apprête à crucifier la partie adverse après l’avoir attirée dans ses filets…

S’ensuivent, au gré des récits, applaudissements pour Huxley (de la part des étudiants), moqueries à l’adresse de Wilberforce, et un tohu-bohu général devant cet affront à la religion :

« Un remue-ménage agita la salle qui grondait. Des hommes se dressèrent, protestant bruyamment contre cette insulte faite au clergé. Lady Brewster s’évanouit. L’amiral FitzRoy, l’ancien capitaine du Beagle, brandissait bien haut la Bible, criant par-dessus le tumulte que là était la véritable et incontestable autorité, et non pas chez ce serpent qu’il avait abrité sur son bateau. » [7]

Le débat d’Oxford, tel que va le fixer l’histoire « officielle » bâtie par les soutiens de Darwin, s’apparente plus à une foire d’empoigne entre adversaires irréconciliables qu’à un échange argumenté entre scientifiques.

Ce dévoiement est sans nul doute volontaire. Car le débat d’Oxford, le vrai, n’eut peut-être pas le retentissement qu’on lui a prêté. Il ne constitua sans doute pas non plus une « victoire » pour le camp évolutionniste. Et, pour finir, Huxley, tout « bull-dog » qu’il fût, ne fut pas le plus fort à japper.

 

Beaucoup de bruit pour rien ?

Il semble que, malgré l’assistance fournie, la presse ait peu prêté attention à l’affaire au moment où elle se produit. Stephen Jay Gould relève que,

« dans un pays qui avait une presse très vivante, offrant traditionnellement des reportages complets et détaillés […] le fameux débat se signale par le peu d’attention qui lui a été accordée. Le journal Punch, qui critiquait fréquemment Wilberforce, est resté muet au sujet de l’échange entre les deux adversaires » [8].

Seuls deux journaux firent un compte-rendu du débat : le Jackson’ s Oxford Journal et l’Athenaeum. Cette discrétion est en soi une indication que la victoire du darwinisme sur son adversaire religieux est au mieux relative. Mieux, certains témoignages s’aventurant à décréter un vainqueur penchent plutôt pour une victoire de Wilberforce. Stephen Jay Gould a par exemple exhumé une lettre de Balfour Stewart, qui « n’était pas un ecclésiastique aveuglé par sa foi, mais un scientifique réputé, membre de la Société royale et directeur de l’observatoire de Kew » [9]. L’auteur de la missive relate l’événement auquel il a assisté et conclut : « Je pense que l’évêque l’a emporté. » [10]

 

Hooker, la voix de son maître

Quel que soit le camp vainqueur, l’apostrophe de Wilberforce et la réplique de Huxley ne signifièrent nullement la fin des hostilités. D’autres interventions se succédèrent, et ce fut celle du botaniste Joseph Dalton Hooker (1817–1911), l’ami fidèle de Darwin (mais qui égara certains de ses fossiles…) qui fit réellement entendre la voix du darwinisme (au propre comme au figuré, car il semble bien que la voix de Huxley n’ait pas pu porter dans toute la salle auparavant). Hooker réfuta en détail l’argumentation de Wilberforce et l’accusa avec force de ne pas avoir compris la pensée de Darwin. Le compte-rendu de l’Athaneum consacre quatre fois plus de place à Hooker qu’à Huxley et laisse entende que c’est le botaniste qui fut le plus décisif. Il admit en effet avoir été conquis par les idées darwiniennes alors qu’il y était opposé au départ, après avoir constaté que ses propres observations la confirmaient. Cet argument souligné par différents témoins coïncida avec la fin du débat.

Lire la seconde partie : Huxley, profession bateleur

[1] Life and Letters of Thomas Henry Huxley (trois volumes), 1900
[2] S. J. Gould, « Le légendaire débat d’Oxford », in La foire aux dinosaures, Paris, Seuil 1993, p.478.
[3] D. Lecourt, Les enjeux idéologiques autour de la paléontologie humaine, http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/Origine/index_intro.htm]
[4] Lecourt, L’Amérique de la Bible à Darwin, Paris, PUF, 2007.
[5] A. de Besancenet, Charles Darwin, Les Contemporains n° 11, 1892. Disponible en ligne sur http://www.a-c-r-f.com/documents/BESANCENET-Biographie_Darwin.pdf
[6] Tiré de l’ouvrage de Ruth Moore, Charles Darwin, Hulchinson, 1951, Cité par S. J. Gould, « Le légendaire débat d’Oxford », La foire aux dinosaures, Paris, Seuil 1993, p.479.
[7]Id.. Il s’agit d’une description reconstituée moyenne, pas celle que Gould considère comme proche des faits réels.
[8] Ibid., p.483.
[9] Ibid., p.482.
[10] Id. Le reste de la lettre rapporte l’échange entre Wilberforce et Huxley. Les termes sont moins agressifs que dans la plupart des restitutions livresques – mais aussi moins impressionnants sur le plan de la rhétorique ! : « Il y a eu un moment savoureux qu’il me faut absolument rapporter. L’évêque avait déclaré qu’il avait été informé d’une déclaration du professeur Huxley selon laquelle cela lui était égal de savoir que son grand-père était un singe ; eh bien, lui [l'évêque] n’aimerait pas aller au zoo et voir le père de son père ou la mère de sa mère sous les traits de quelque vieux singe. À quoi le professeur Huxley a répondu qu’il préférerait avoir pour grand-père un humble singe, bas dans l’échelle des êtres, plutôt qu’un homme intelligent et instruit utilisant tous ses talents à maquiller la vérité. »

 

“l’homme descend du singe”: ce que pensent certains étudiants (2)

Nous avons vu précédemment ce que  les étudiants de BTS de notre échantillon pensent être les faits concernant la parenté homme / singe (rappel des résultats) Voici maintenant, pour chaque catégorie de répondants, ce qu’ils pensent spontanément de l’expression “l’homme descend du singe” ? Décryptage d’un discours souvent flou globalement épargné par les considérations religieuses.

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Synthèse

Une courte synthèse de ces résultats pourrait être celle-ci : pour les étudiants de BTS interrogés l’expression l’homme descend du singe est familière. Que ce se soit en bien ou en mal, elle renvoie de façon assez lointaine et diffuse à l’évolution ou à Darwin. Elle éveille par contre assez largement des « réflexes » de recherche de similitudes probablement acquis en cours de SVT, mais l’interprétation de ces similitudes trahit une incompréhension ou une méconnaissance des mécanismes évolutifs (s’il y a beaucoup de similitudes, alors, oui, c’est que l’homme doit descendre du singe…). Il y a une curiosité réelle par rapport à l’affirmation, mais, faute de bases suffisantes, pas suffisamment d’esprit critique permettant de résoudre seul ses interrogations. En conséquence, la posture est purement attentiste : la science doit me dire si c’est vrai ou pas, et c’est à peu près tout ce que j’ai besoin de savoir pour dissiper la confusion. Les étudiants antiévolutionnistes sont en proportion relativement limitée et émettent des doutes liés à des carences épistémologiques plutôt qu’une opposition ferme liée à des convictions religieuses. Nous ne devrions pas nous réjouir de la faiblesse du militantisme créationniste dans notre échantillon, mais plutôt appeler à la vigilance. Compte tenu des lacunes constatées sur les mécanismes évolutifs, il est en effet douteux qu’aucun de ces étudiants soit en mesure, par exemple, de réfuter la rhétorique frauduleuse de l’Intelligent design s’il s’y trouvait confronté. La notion de dessein est certes complètement absente des commentaires. Mais le concept de sélection naturelle, entre autres, l’est tout autant.

Détail: Quelques considérations transversales

Dans l’ensemble, les étudiants répondent avec sérieux à la question posée et transmettent du mieux qu’ils peuvent ce que leur suggère l’expression. Peu saisissent l’occasion d’une blague facile et ceux qui le font essayent d’être un peu plus originaux que les messages qu’on trouve habituellement sur les forums (« L’homme ne descend pas du singe, mais du mouton ». Cela change un peu du sempiternel singe qui descend de l’arbre).

À quoi renvoie l’expression le plus souvent ? Pas à Darwin ! Seuls 12 étudiants (environ 10 %) mentionnent le nom du savant britannique ou le darwinisme. Si l’on part du principe que l’homme descend du singe est un raccourci frauduleux des idées de Darwin, on se trouve assez loin de la vérité dans la mesure où… Darwin n’a pas l’air vraiment connu (ou, au choix, a été supplanté par la popularité de la formule qui lui est imputée). Pour ceux qui le mentionnent, le lien de « paternité » n’est pas forcément établi, mais quelques-uns assimilent bien directement la théorie de Darwin à l’idée que l’homme descend du singe (« Si l’on en croit la théorie de Darwin, oui l’homme descend du singe »). Peut-être aurons-nous un peu plus de succès avec la notion d’« évolution » ? À peine. Seulement 27 occurrences du terme parmi les commentaires ! C’est incroyablement peu (un étudiant sur cinq) pour un supposé raccourci universel de la théorie de l’évolution.

De quoi, donc, est-il massivement question à travers les réponses des étudiants ? De ressemblances. Ou plutôt de « similitudes », pour utiliser le mot qui revient comme un leitmotiv. Tout y passe : similitudes physiques, comportementales, psychiques, sociales…

Cette quasi-absence de la figure de Darwin, cette faible présence de la théorie de l’évolution et enfin ce recours quasi systématique à la recherche de points communs ne sont bien entendu pas fortuits. Ils reflètent certainement la façon encore incomplète dont est enseigné l’évolutionnisme au collège et au lycée. Impossible de savoir quel enseignement des SVT ont connu ces étudiants, mais voici ce que dit Corinne Fortin du programme de 1994 dans une réponse faite à une enseignante sur le forum Forum National de SVT :

« La démarche pour justifier de la parenté était fondée sur les similitudes de l’organisation du vivant au niveau cellulaire, anatomique, génétique. En vertu du partage des similitudes chez les différentes espèces, l’idée d’une origine commune était prononcée comme une évidence. »

Une chose est claire, la quête de similitude demeure au centre de la pédagogie. Il est patent, chez nos étudiants de BTS, que le réflexe a persisté. En voici un aperçu :

« Je suis d’accord avec cette expression, on voit bien en observant les singes qu’il y a énormément de similitudes, pas réellement physiques, mais dans certaines manières » ; « L’homme et le singe ont un ancêtre commun, d’où découlent des similitudes comme le mode de vie en société ou l’application de règles sociales » ; « Le singe est l’animal qui ressemble le plus à l’homme physiquement ; l’homme est une évolution du singe, il se tient plus droit, il a moins de poils, il se tient debout alors que le singe est plus courbé, ne se tient pas beaucoup debout… le singe est intelligent et vit en société, comme l’homme, mais l’homme travaille plus son cerveau en l’éduquant ».

Cette dernière citation ressemble à s’y méprendre à un effet pervers de la pédagogie développée : la recherche de similitudes vire à la performance, c’est à celui qui en débusquera le plus ! (certains paléontologues se reconnaîtront peut-être aussi dans ce travers…)

Second écueil de la méthode, l’existence de similitudes ne prouve en soi aucune parenté. Ce dont témoigne Corinne Fortin (à la suite de sa réponse précédente) :

« Pour les élèves, le fait de partager autant de similitudes n’est pas nécessairement compris comme un argument en faveur d’une origine commune. L’obstacle qu’ils rencontrent n’est pas d’ordre pédagogique, mais bien épistémologique, c’est-à-dire intimement lié à la construction du savoir scientifique. Un retour à l’histoire des sciences nous rappelle que Cuvier et les fixistes utilisaient ce même argument du partage des similitudes pour justifier de la fixité des espèces. »

Exemples pris chez nos étudiants de BTS :« Les similitudes entre l’ADN humain et celui du cochon sont nombreuses, certaines greffes ont même été réalisées, ce n’est pas pour autant qu’il y a un lien de parenté ». Cette autre opinion particulièrement alambiquée révèle une confusion totale sur les interprétations de ces similitudes : « Beaucoup de similitudes ont été détectées entre l’homme et le singe ; ils semblent donc avoir un ancêtre commun, mais l’évolution semble aussi jouer un rôle concret dans leur descendance… [série de points d'interrogation marquant l'incompréhension] »

Comme l’explique Corinne Fortin, montrer n’est pas démontrer, et l’apprentissage des mécanismes évolutifs fait défaut pour comprendre ce qui est montré :

« Bien sûr, les difficultés épistémologiques rencontrées par les élèves ne seront pas gommées, de facto, par la présentation des mécanismes évolutifs. Mais, les schémas mentaux erronés qu’ils ont, en particulier, sur la sélection naturelle (ex. : la loi du plus fort, la lutte pour la survie, etc.) pourront à cette occasion être rectifiés. Les élèves disposant de quelques éléments explicatifs (et pas seulement descriptifs) seront, plus à même, du moins faut-il l’espérer, dès la classe de seconde, d’avoir un premier regard critique sur le discours créationniste. »

Concrètement, concernant la recherche de similitudes, il s’agit de faire comprendre aux élèves qu’elles s’inscrivent dans un processus à deux étapes : d’abord d’un pari sur une parenté que l’on peu perdre ou gagner, et ensuite seulement, si le pari est gagné, d’un résultat ayant valeur de preuve phylogénétique.

Examinons maintenant les commentaires des répondants à notre questionnaire en fonction de la réponse qu’ils ont apportée à la question de connaissance.

 

Détail – commentaires par catégories de répondants

• « Je refuse de répondre à cette question » — 2 %

Seuls trois étudiants ont refusé de répondre à la question. Le motif de l’un d’eux est sans ambiguïté religieux et ouvertement suspicieux à l’égard du savoir établi : « Rien ne nous dit que la vérité est celle que l’on nous dit et redit. Cette expression est la contradiction totale de la Bible et cela suscite de réels problèmes entre chrétiens et scientifiques. » Le motif de refus des deux autres n’est pas suffisamment clair pour être lié à des convictions religieuses.

 

• « Je ne sais pas » – 12 %

Qui sont les étudiants qui ne savent pas (ou le prétendent) ? Parmi les 15 personnes avouant sécher sur le sujet, une seule apporte un commentaire qui exprime un doute lié à des croyances religieuses (et il s’agit bien de doute, puisqu’elle aurait pu cocher l’une des deux réponses niant l’évolution en cas de conviction plus affirmée) :

« J’ai longtemps entendu que l’homme descend du singe ; jusqu’à un certain âge, j’y ai cru, car des historiens ont démontré des similitudes entre eux. Or aujourd’hui, je suis dans le doute, car si l’homme descend du singe cela revient à remettre en cause la création de l’homme par Dieu ».

Les autres ont, pour la plupart, de réelles interrogations sur la question et estiment n’avoir pas les cartes suffisantes en main pour trancher. D’un individu à l’autre, la balance pourrait pencher d’un côté ou de l’autre :

« Nous sommes des mammifères ressemblant beaucoup aux singes. Les espèces ont évolué. Même l’espèce humaine continue à évoluer. Alors pourquoi pas. » « Je ne pense pas que nous descendions du singe en lui-même, peut-être d’une forme de primate plus évolué. La théorie de l’évolution est et sera toujours très controversée. Pour ma part, mes connaissances dans le domaine scientifique ne sont pas assez précises pour que je me prononce sur le sujet. » « Je suis un singe en fait ; c’est incroyable, comment un singe peut-il devenir un homme ? »

Pour ces étudiants en pertes de repères, c’est plutôt la science qui est prise en défaut :

« Les recherches prêtent à confusion », « Cela s’est passé il y a longtemps et les solutions à cette question peuvent être multiples »

… Mais il est vrai que leur registre de preuve est parfois un peu particulier : « L’humain mange des bananes comme les singes » !

Enfin, d’autres étudiants soulignent que l’expression est fausse, mais ne trouvent manifestement pas chaussure à leur pied dans les autres réponses proposées.

• « Aucune des trois premières propositions : les espèces n’évoluent pas » – 4 %

Attaquons-nous aux étudiants qui ont nié l’évolution en bloc. Ils ne sont que cinq et leurs commentaires ne surprendront pas :

« C’est absurde, l’homme est créé par Dieu. Cette expression n’est pas fondée. Certes, le singe nous ressemble, mais nous ne descendons pas de lui » ; « ce n’est qu’une expression, l’homme ne peut pas être identifié à un animal ». On retrouve l’argument préféré du créationnisme : « Je ne suis pas de cet avis. Le singe existe encore aujourd’hui ».

Similitudes, ressemblances, d’accord, mais parenté et évolution, pas question. Chez une personne, on voit poindre un doute très honnêtement exprimé : « Lorsque j’entends cette phrase, j’ai tendance à vouloir y croire, mais ma religion me dit le contraire. Mais j’avoue qu’il y a une très grande ressemblance entre les deux. » Qui a dit que l’expression l’homme descend du singe était forcément nocive ? Dans ce cas précis, elle suffirait presque à convaincre de la réalité de l’évolution !

 

• « Aucune des trois premières propositions : l’évolution des espèces ne concerne pas l’homme » – 15 %

Qu’en est-il de nos antiévolutionnistes sélectifs, ceux qui pensent que l’homme mérite une dispense compte tenu de son statut d’exception ? Parmi eux, seuls cinq (sur 22) font valoir une création divine de l’homme, avec une conviction très variable :

« L’homme ne saurait descendre du singe, il y a un Dieu créateur qui a créé l’homme » ; « plusieurs motifs nous font penser que c’est la vérité, plusieurs preuves… mais il y a aussi la religion ».

À nouveau, chez certains de ces croyants, on sent poindre un tiraillement authentique entre leurs croyances et leur volonté d’en savoir plus, comme cet étudiant qui aimerait vraiment avoir le fin mot de l’histoire (mais n’a pas assimilé les principes de base de l’évolution) :

« Il faudrait que l’on sache un jour qui fut présent en premier et savoir réellement lequel est né de l’autre. Cette phrase ne serait-elle pas une façon de contrer la religion et ainsi de prétendre la non-existence de Dieu en reniant ainsi le père Créateur ? Et puis pourquoi certains restent singes ? Sommes-nous au départ un singe et on tire ensuite à pile ou face ? »

Chez ceux qui ne laissent transparaître aucune conviction religieuse, on trouve un certain nombre de remarques indignées : la parenté simienne dérange, manifestement, et cela seul suffit à décréter que l’homme n’évolue pas. Pour ces victimes de nos représentations anthropocentriques, chacun chez soi, les singes dans l’arbre et l’évolution sera bien gardée :

« L’homme est un être humain et le singe un animal » ; « Je ne pense pas qu’un animal puisse engendrer un être humain » ; « La ressemblance est forte, mais je ne crois pas à cette théorie ; néanmoins, le singe reste un animal doté d’intelligence, parfois même surprenant » (Merci pour lui).

Une bonne façon de contourner le problème est d’expliquer que la similitude était surtout vraie pour notre véritable ancêtre, encore mal dégrossi, qui ressemblait un peu plus à un singe :

« Les deux espèces n’ont rien en commun, c’est juste que l’homme préhistorique a des ressemblances avec le singe, mais avec l’évolution des races, l’homme a changé » ; « Ce n’est pas cohérent, l’homme descend d’une espèce disparue, l’homme de Néandertal, tandis que le singe est toujours un primate avec une intelligence qui est restée pauvre » (encore merci).

On soulignera ici que le terme de préhistoire, l’homme de Néandertal, celui de Cro-Magnon, Lucy, etc. sont des objets aux contours flous – et que les chercheurs qui s’attachent à démontrer que l’homme descend du singe sont des « historiens » (paléontologie ne fait pas partie du vocabulaire ; par ailleurs, pour rester sobre sur l’orthographe, ma préférence va à l’« hostralopitec »).

Pour en terminer avec ce groupe d’étudiants, il faut noter deux commentaires qui nous renvoient à la connotation raciale de l’expression :

« Cette phrase a une connotation raciale », « Cela conduit à stigmatiser l’homme noir »

 

• « L’homme descend du singe » – 32 %

Autant le dire franchement, le tiers d’étudiants qui pense que l’homme descend du singe est parfaitement à son aise avec cette inexactitude, et ce de façon très homogène. « C’est scientifiquement exact ». Ce sont des « études » ou des « ouvrages » qui le disent. « C’est véridique, l’homme est une évolution du singe. Nous venons tous du singe. »

Pour la plupart, cette conviction procède essentiellement d’une chose : les similitudes. Ce sont d’abord elles qui montrent que l’homme descend du singe :

« Les études scientifiques ont pu prouver que l’anatomie humaine est semblable à celle du singe » ; « C’est une expression sûrement exacte à cause de la ressemblance troublante qu’il y a entre les hommes et les singes »

Comme le craignait Corinne Fortin, le principe de monstration trouve pleinement ses limites si l’on ne dit rien des causes explicatives du fait montré.

L’intérêt ou l’affection pour les singes renforcent le sentiment de proximité (ici, pas de susceptibilité anthropocentrique mal placée) et amènent quelques arguments un peu naïfs :

« Il n’y a pas de différence entre l’homme et le singe, nous avons tous des sentiments : quand on observe un groupe de singes, on voit qu’ils se font des câlins, qu’ils rient… » ; « je dois être l’une des seules à penser ça, mais OUI, je suis passionnée par les singes, je regarde des documentaires, je lis des articles et je trouve assez hallucinante la ressemblance que les hommes ont avec les singes… ils se grattent pareil ».

En dehors de cette recherche de similitudes, peu de mentions faites de l’évolution. Les étudiants y croient sans conteste, la mentionnent parfois, tentent quelques explications plus ou moins maîtrisées (« L’ancêtre de l’homme est le singe. Les évolutions des espèces sont en parallèle et non en ligne continue. Nous avons tous à un moment un ancêtre commun. Les évolutions et les milieux de vie ont donné naissance à tous les êtres vivants qui coexistent aujourd’hui sur la terre »), mais, dans l’ensemble n’ont pas besoin d’aller chercher d’autre preuve que la ressemblance : « Au niveau scientifique, il a été prouvé que l’homme descendait du singe. Selon moi, des attitudes, des gestes, certains rituels sont similaires et nous prouvent que l’homme a un lien ancien avec le singe. » Peut-être influencés par l’expression, les tenants de l’homme descend du singe ne perçoivent pas l’évolution comme un phénomène continu, mais plutôt comme des sauts ponctuels (on évolue un temps puis on fait une pause ; il y a eu « plusieurs » évolutions). Certains s’inquiètent même de ce qu’il adviendra de l’espèce humaine : « Si c’est ainsi, quel genre d’espèce les humains deviendront-ils dans les siècles à venir ? Allons-nous nous transformer complètement ? »

Des antiévolutionnistes déguisés ont-ils cochés « par erreur » la case l’homme descend du singe ? C’est peut-être le cas de cet étudiant qui dénonce un conditionnement qu’il ne semble pas apprécier : « Cela m’évoque une réalité que l’on nous a toujours inculquée (sic). En effet, avant d’être un être humain, chaque personne était un “singe” ».

Plus intrigante est cette espèce hybride de créationniste athée : « Même si je ne suis pas croyante, je préfère me dire que l’homme descend d’Adam et Ève ».

• « L’homme et le singe ont un ancêtre commun » – 34 %

Nos 34 % d’étudiants avec la réponse juste sont-ils de fervents évolutionnistes ? Ont-ils simplement bien appris leur leçon ? Ou encore, ont-ils simplement eu de la chance ?

À vrai dire, ils sont bien peu à avoir tordu le cou à l’expression l’homme descend du singe dans leur commentaire et, plus globalement le contenu scientifique de leur discours reste pauvre – quand il n’est pas sans queue ni tête. Les avis clairement exprimés sur la question sont rares :

« L’homme et le singe ont un ancêtre commun. Cet ancêtre est virtuel et suite à certaines mutations/adaptations génétiques, certaines espèces telles que l’homme et le singe ont pu apparaître. Si l’homme “descendait” du singe, il n’y aurait plus de singe. »

Quelques mentions de Darwin et de l’évolution. Une bonne dose de similitudes, rarement de faits concrets (« L’homme et le singe ont leur ADN similaire à 90 % ») et quelques dérapages incontrôlés (« Je dirais plutôt qu’il est un cousin de l’homme ou le mélange du singe et d’une molécule qui s’est ajoutée à cette race »). La plupart s’accommodent plutôt sinon complètement de l’expression :

« Je suis tout à fait d’accord avec cette expression, d’après ce qu’on remarque comme ressemblance, on peut supposer que l’homme descend du singe ».

Parmi les failles révélatrices, celle consistant à croire que le singe n’a pas évolué ou que l’homme est supérieur :

« Je ne pense pas que l’homme descend du singe, car si c’était le cas, lui aussi aurait évolué à notre niveau » ; « La morphologie de l’homme et du singe est la même, à quelques exceptions près ; avec le temps et les études, on sait que l’homme est supérieur au singe ».

Quelques-uns relèvent la contradiction logique interne de l’homme descend du singe, mais sans arrière-pensée créationniste (peut-être ont-ils eu un enseignant de SVT qui mettait à profit l’expression pour en démontrer l’absurdité) :

« A mon avis il existe une évolution de l’espèce ; néanmoins, si l’homme est l’évolution du singe, pourquoi le singe est-il toujours là ? »

La coexistence de propositions justes et de représentations erronées embrouille certains esprits :

« Le singe est notre ancêtre : l’homme a juste subi une évolution différente à un moment donné ; mais le singe existe toujours… alors descendons-nous vraiment du singe ou sommes-nous juste cousins ? »

S’il est difficile de déterminer si certains ont répondu vraiment au hasard à la bonne question, on n’en repère en tous cas qu’un seul à avoir vraisemblablement coché la réponse attendue sans y adhérer : « C’est hors religion et purement scientifique ; cette expression semble irréaliste, pourquoi les autres singes n’ont-ils pas évolué ? »

Une posture de dissimulation minoritaire à laquelle on préférera sans doute le défaut de connaissance du plus grand nombre.

 

 

 

des bois fossiles récoltés par Darwin retrouvés après 165 ans

Lors de son voyage autour du monde à bord du Beagle (1831-1836), Charles Darwin a recueilli des bois fossiles à de nombreuses reprises. Celui-ci, un taxon inconnu daté de 40 millions d’années, fut récolté sur l’archipel de Chiloé (large du Chili) en décembre 1834. Transmis à Joseph Dalton Hooker qui oublia de l’enregistrer, il fut oublié dans une armoire des réserves du British Geological Survey pendant 165 ans… Jusqu’à ce qu’un paléontologue un peu curieux, Howard Falcon-Lang, mette la main sur ce trésor historique comprenant 317 plantes minéralisées, dont au moins 17 proviennent du voyage du Beagle. ©BGS

 

 

Fossile collecté par Darwin sur l’île de Chiloé, au large du Chili en décembre 1834

 

 

Mon article publié dans le Monde : Des fossiles de Darwin sortent du placard

En savoir plus et visualiser la “collection Hooker” retrouvée au BGS

 

“l’homme descend du singe”: ce que pensent certains étudiants (1)

Dans le cadre d’un travail de recherche sur l’expression “l’homme descend du singe”, le bLoug a réalisé de ses blanches mains une mini-enquête auprès d’étudiants en BTS. Un résultat que l’on se gardera bien d’extrapoler compte tenu de l’échantillon modeste (!) mais qui apporte un éclairage sur les difficultés d’appréhension de l’évolutionnisme en croisant données chiffrées et commentaires qualitatifs.

Le point sur la méthode et le résultat dans cette première partie ; dans la seconde, du verbatim étudiant à haute valeur ajoutée

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Cadre

En dépit de programmes scolaires structurés, de professeurs qualifiés, des multiples actions de médiation scientifique, l’enseignement de l’évolution se heurte aujourd’hui en France à une recrudescence de scepticisme et de contestation de la part de certains élèves.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, être engagé dans une filière scientifique n’est même pas un gage de meilleure compréhension. De 2006 à 2008, dans le cadre d’un cours intitulé « Diversité du monde vivant et évolution », 1134 étudiants de biologie de l’Université d’Orsay ont répondu à un questionnaire [1] destiné à évaluer leur niveau de connaissance sur « l’évolution biologique ». Résultats des courses : l’évolution n’est qu’une « hypothèse » pour 32 % des étudiants de biologie. L’enquête, publiée en 2009, a provoqué de vives réactions d’inquiétude (mais pas de surprise) chez les chercheurs et les enseignants.

Il faut réintroduire dans l’enseignement des sciences des éléments explicites d’épistémologie. Si les objections des étudiants relèvent partiellement de lacunes en biologie pure, la plupart d’entre elles relèvent en fait de lacunes en épistémologie de l’évolution. Nulle part on ne leur enseigne ce qu’est une théorie scientifique et ses rapports avec les faits. Nulle part on ne leur parle de hasard et de processus historique. Nulle part on ne leur dit clairement la nature de la séparation entre les discours de valeurs et les discours de faits. Enfin, pour le moment aucun « périmètre » de scientificité n’est explicité, ce qui n’arrange pas l’articulation ente les savoirs scientifiques et les certitudes métaphysiques.1

Guillaume Lecointre

(voir les réactions sur le site de Sciences et Avenir).

 

Principe

Mais que signifient les 32 % d’étudiants reléguant l’évolution au rang des croyances ? Comme souvent avec des quantités isolées, les données soulèvent autant de questions qu’elles en résolvent…

En m’inspirant du questionnaire d’Orsay [1], mais à une échelle bien plus modeste, j’ai conçu un questionnaire très simple permettant de croiser une mesure de la connaissance et une appréciation qualitative. Il a été distribué à des élèves de BTS de diverses filières. [2]

Au recto, une question dite “ouverte”, destinée à recueillir l’opinion libre de chaque élève sur l’expression “l’homme descend du singe” :

« L’homme descend du singe. » Que pensez-vous de cette expression ?
[indiquez en quelques phrases tout ce qui vous vient à l’esprit lorsque vous entendez cette expression ; il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse, dites simplement tout ce qui vous passe par la tête]

 

Au verso, une question dite “fermée”, destinée à mesurer le niveau de connaissance :

Parmi ces affirmations, quelle est celle qui vous semble exacte :
[cochez une seule case]

  • L’homme descend du singe
  • L’homme et le singe ont un ancêtre commun
  • Le singe descend de l’homme
  • Aucune des trois premières propositions : l’évolution des espèces ne concerne pas l’homme
  • Aucune des trois premières propositions : les espèces n’évoluent pas
  • (Je ne sais pas)
  • (Je refuse de répondre à cette question)

Précisions

L’ordre de réponse aux deux questions à son importance : l’élève doit exprimer son opinion sur l’expression avant de voir les modalités de réponse à la question fermée. De cette façon, il peut s’exprimer spontanément, sans être orienté. La palette d’opinion est ainsi plus vaste (le répondant n’est pas induit à se positionner nécessairement sur le terrain scientifique) et plus proche de la réalité des connaissances et représentations (qui peuvent être basiques). La formulation de la question fermée essaye de capter en même temps – et l’exercice est délicat à mettre en mots – l’attitude générale par rapport à l’évolutionnisme et la connaissance du statut du couple homme/singe. La référence à Dieu ou à la religion est volontairement absente : les personnes croyantes ont différentes possibilités de réponse, ce qui les incite à se positionner franchement, sans chercher à masquer leur conviction religieuse. La terminologie employée est volontairement simple et – tant pis pour l’essentialisme ! – positionne systématiquement « l’homme » par rapport au « singe ». C’est une façon de mettre toutes les réponses sur un pied d’égalité, sans que l’une sonne particulièrement probable ou improbable.

 

Résultat

Base 122 étudiants de BTS. réalisé en 2011.

 

Parmi ces affirmations, quelle est celle qui vous semble exacte ?
[une réponse]

Si la perspective évolutionniste est majoritaire (les deux tiers des étudiants), un sur cinq réfute toutefois le fait évolutif ou exclut l’homme du processus. Par ailleurs, l’idée que l’homme puisse littéralement descendre du singe ne choque pas : un tiers des répondants pensent que l’affirmation est juste, une proportion identique à celle qui identifie la position scientifiquement correcte : homme et singe partagent un ancêtre commun. L’”affaire Ardi” (en 2009, certains médias crurent bons de titre “le singe descend de l’homme” à propos des nouvelles données publiées sur Ardipithecus ramidus),  n’ont ici laissé aucune trace : personne n’estime que c’est le singe qui descend de l’homme. La part d’étudiants ne se positionnant pas (par faute de connaissance, peu par principe) est relativement importante pour une question somme toute aussi prégnante dans nos représentations.

 

Teaser de la seconde partie :

C’est complètement idiot ! Ce n’est pas parce qu’on a trouvé des crânes de singes ressemblant à ceux des humains qu’on descend forcément des singes ; cette thèse a été complètement réfutée par bon nombre de personnes ; rien ne prouve que c’est vrai, je n’y crois pas du tout, c’est comme le père Noël.

Un étudiant de BTS

 

[1] Le questionnaire, qui m’a été communiqué par Pierre Capy, comportait entre autres les questions suivantes : « L’évolution concerne l’ensemble des espèces, y compris l’homme » (Oui/ Non) ; « Rayez la ou les affirmation(s) erronée(s) : L’homme descend du singe/ L’homme et le singe partagent un ancêtre commun/ Le singe descend de l’homme/ L’homme est un singe parmi d’autres

[2] Il s’agissait d’étudiants de 1re et de 2e année, alternants, initiaux ou en formation continue. Leurs filières étaient celles de l’immobilier, de la banque, de la vente et de l’assistance de gestion.

Tableau des marges d’erreur (le truc qu’on ne vous montre jamais dans un sondage publié ; désolé pour la résolution crade)

 

L’origine des espèces de Darwin, version murale

Hé oui, ce truc gris est un poster du texte intégral de L’origine des espèces, de Charles Darwin (en anglais). 55.99 £ quand même, pour un version non encadrée (1189 x 841mm). Il y a quand même une silhouette de pinson pour égayer…

 

On recommandera plutôt ce bon vieux format livre, avec retraduction en français sous la direction de Patrick Tort, chez Honoré Champion pour la version “poche” (22,5 €) ou Slatkine si vous êtes plus fortuné (85 €).

Si vous le voulez vraiment dans votre chambre :© http://www.spinelessclassics.com/


quand Darwin était “préfacé” par Lamarck (insane lectures #5)

En 1973 paraît chez Marabout Université la première édition en livre de poche de L’origine des espèces de Charles Darwin. Un événement [1] . A l’occasion duquel l’éditeur obtient une “présentation” signée du “pape de la zoologie”, Pierre-Paul Grassé.

Ce très court avant-propos semble aujourd’hui étrange. Et pour cause : Pierre-Paul Grassé, chef de file du néo-lamarckisme français, s’y livre plus à une oraison funèbre qu’à un exposé des idées de Darwin.

(insane lectures #5)


Pape et fossoyeur

N’accablons pas l’éditeur. En 1973, il y a du sens à confier à Pierre-Paul Grassé ce travail de présentation d’une des œuvres majeures de la biologie. Formateur universitaire hors pair, Grassé est aussi un puissant animateur de la vie scientifique de son temps. Il est loué par ses pairs comme le dernier « pape » de la zoologie. Une distinction que lui valent ses innombrables travaux physiologiques et éthologiques sur différents invertébrés, dont les termites, sa grande spécialité, mais aussi son Traité de zoologie [2] une synthèse titanesque unique en son genre, qui passe pour être “le plus grand traité de zoologie du monde.” [3]

Tout Pape qu’il fût, Grassé avait loupé Darwin. Il s’inscrivait peu ou prou [4] dans la mouvance néo-lamarckienne, particulièrement vivace en France dans les années 1940, et s’opposait au néo-darwinisme. Pour lui, l’ADN ne « créait » pas l’évolution. Il invoquait à la place une autre force, un moteur interne. En d’autre termes, il croyait à une évolution orientée (tout en refusant qu’elle fût dirigée, la nuance est importante). Une quête de sens qui, fondamentalement, distinguait le néo-lamarckisme du darwinisme.

Grassé exprima ses vues sur le phénomène évolutif ‘à travers une série de quatre essais volontiers polémique envers le néo-darwinisme et publiés tardivement dans sa longue carrière, entre 1971 et 1980. Parmi ces textes, L’évolution du vivant eut un fort impact. Grassé s’y livrait à une réfutation du rôle de la sélection naturelle, rien de moins que la grande idée de Darwin exposée dans L’origine des espèces. Ironie de l’histoire, cet essai parut en 1973.  C’est donc au cours de la même année que Grassé, le préfacier, présentait L’origine des espèces pendant que Grassé, l’auteur, en rayait la pensée d’un trait de plume.


Anecdotes sournoises, comparaisons perfides

Venons-en à cette fameuse présentation. On est dès le premier abord alerté par ce terme : « présentation », en lieu et place de « préface » (dont l’objet est de donner des indications utiles sur le plan et le but du livre). On est ensuite surpris de son caractère succinct : 6 pages et demi seulement. Assez maigre pour une œuvre aussi monumentale et fondamentale que L’origine des espèces !

ça y est ! j'ai retrouvé ma présentation de Darwin !

 

La structure du texte ne cesse ensuite d’étonner. Visiblement peu en verve, Grassé semble avoir délégué à un petit-neveu le soin de recopier quelques éléments biographiques dans la première encyclopédie venue. Filiation, origines sociales, famille, lieu de vie… Voilà l’essentiel du contenu. Rien d’inédit. Et surtout rien qui nous éclaire sur L’origine des espèces. Sauf à considérer que certains micro détails relèvent de l’exégèse cryptée. Florilège d’anecdotes dispensables :

  • Dans un genre paysager, on apprend qu’un châtaignier se dressait près de la terrasse de la maison d’enfance de Darwin (laquelle était bâtie sur un site « charmant »). Bien. On ne nous détaille ensuite pas, hélas, la flore de Down (lieu de résidence de Darwin à compter de 1842) mais le village, « bâti sur un plateau qui s’élève 150 à 200 m au-dessus de la mer », ne semble plus aussi enchanteur : les Darwin y accueillent peu d’amis, la ville est solitaire, repliée sur elle-même, ses habitants en sont presque tous natifs….
  • Sur un registre plus médical, Grassé pose un diagnostic précis : Darwin « aurait été atteint de la maladie de Chagas, provoqué par un trypanosome, le schizotrypanum cruzi qui est transmis à l’homme par une punaise réduvide, commune dans les toits de chaume de l’Argentine. » Brr… Vous feriez confiance à un type atteint de ça, vous ?

Cette insistance à nous présenter un Darwin « valétudinaire » finit d’ailleurs par être suspecte. On a le sentiment diffus, assez déplaisant, d’assister à une tentative d’abaissement sournoise.

Grassé opère en deux temps :

  • D’abord de façon darwinocentrée. L’ancêtre Erasmus Darwin, le grand-père, pionnier du transformisme, est cité dès le premier paragraphe alors qu’il faut attendre la 5e page pour que l’oeuvre du petit-fils, dont Grassé est censé présenter le vaisseau amiral, apparaisse enfin à l’horizon. Vient ensuite la référence au père, le Dr Robert, l’homme le plus sage que Charles ait connu, présenté comme « haut de six pieds deux pouces «  et « large d’épaules »… Bref du solide. De quoi faire de l’ombre à son rejeton dont chacun sait que la santé fut fragile. Ce que confirme le fils Francis, pour achever un portrait en creux peu vendeur.
  • Ensuite sur le plan des idées, par la comparaison à Lamarck par-delà les 50 ans qui les séparent. Et c’est là que toute la signification de cette présentation orientée devient évidente…

Darwin, né en 1809, mort en 1882, préfacé par Grassé en 1973

L’évolution, c’était mieux avant…

Dans sa présentation, Grassé ne nie pas tout mérite à Darwin. Il distille toutefois quelques phrases qui témoignent d’une hiérarchisation dans l’appréciation de l’importance de son œuvre. D’un côté L’origine, fruit de 20 ans de « méditations » [5]. De l’autre, ses autres travaux « purement scientifiques » et qui lui valurent, à raison, la renommée.

Il faut attendre la toute fin de la présentation pour que Grassé s’attaque vraiment au livre qu’il présente. Quelques phrases de résumé sans enthousiasme font l’affaire. Pour un peu, on l’entendrait bailler. C’est que, pour Grassé, « la notion d’évolution était du domaine de la science depuis un demi-siècle ; J.-B; Lamarck l’avait énoncée en termes de toute ambiguïté dans son livre génial La philosophie zoologique, mais en 1809, les esprits n’étaient pas en mesure de l’appuyer avec force. » Vous l’aurez compris, dans l’esprit de notre Pape, les méditations de Darwin n’ont rien de génial et ne sont pas très claires. Par ailleurs, l’Anglais n’avait plus qu’à se baisser, depuis son fauteuil moelleux, à Down, pour ramasser les fruits de 50 ans de progrès en biologie et récolter une gloire qui ne lui était pas due. Tout le reste était affaire de « doctrine », de « propagande », et d’un succès assuré par la maladresse de ceux-là mêmes qui cherchèrent à le combattre – rien de tout cela n’est inexact en soi, mais c’est tout de même une bien curieuse façon de présenter L’origine des espèces.

Pour le lecteur qui gardait encore quelque appétit à découvrir L’origine des espèces, voici comment Grassé résume finalement l’apport de Darwin : « Connaissons-nous le mécanisme intime du phénomène évolutif ? Oui, répondent les disciples inconditionnels de Darwin : variation individuelle et sélection expliquent tout ; non, déclarent la plupart des paléontologistes et un très grand nombre de biologistes… »

Curieuse présentation, décidément, et curieuse pratique éditoriale. Mais comme le conclut Grassé, on peut tout de même quelque “profit” à la lecture de Darwin, “toujours d’actualité”. Que voilà, enfin, un sage conseil !

 

 

Ecoutez Pierre-Paul Grassé rétorquer à un Jacques Chancel qui estime qu’il faut être fou pour écrire un traité de zoologie pareil que c’est avant tout une question d’organisation (Extrait d’un Radioscopie de 1980. Crédit INA. L’archive complète est payante).

 

[1] A cette date, le livre de poche sous sa forme moderne avait déjà vingt ans d’existence. Cette édition tardive était tout de même une bonne nouvelle pour l’accession du plus grand nombre aux idées de Darwin. On n’a guère fait de progrès depuis puisqu’en 2011, malgré une Année Darwin il y a deux ans, La Filiation de l’homme, l’autre grand ouvrage de Darwin, n’a toujours pas été publié en poche et reste donc économiquement peu abordable.

[2] Paru aux éditions Masson, l’ouvrage a pour titre complet Traité de zoologie, anatomie, systématique, biologie. Les biologistes l’appellent plus familièrement “le Grassé”.

[3] Dixit Patrick Tort (Entretien, 10 mars 2011). Outre une capacité de travail considérable, Grassé jouissait d’un haut niveau de compétences sur l’ensemble des domaines du monde animal. Un savoir presque universel d’un autre âge.

[4] Voir l’entrée sur Pierre-Paul Grassé dans P. Tort (Direction), Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, Paris, PUF, 1996, p.2020. Les positions idéologiques de Grassé sont en réalité loin d’être caricaturales et son conservatisme n’était pas sans vertu : par sa prudence et la rigueur de ses convictions, il joua en effet un rôle de vigie critique et fut pour la biologie française un garde-fou contre les errements de son alter ego anglo-saxonne : sociobiologisation à outrance, dérive théologique, eugénisme, scientisme… Son opposition au darwinisme n’était pas radicale : il ne lui reniait pas toute valeur explicative mais critiquait férocement ses certitudes et son ton doctrinal (Grassé aimait à dire qu’il pratiquait, lui, la biologie réelle et non idéologique).

[5] Le terme de “méditation” n’est pas entièrement péjoratif dans la bouche de Grassé, qui l’employait également pour parler de son propre travail.

 

l’origine des espèces de punks (insane lectures #2)

« Si Charles Darwin était vivant aujourd’hui, je pense qu’il serait très intéressé par le punk-rock » (Greg Graffin, in Anarchy Evolution)

Une certaine remise en cause du dogme et de l’autorité, voilà ce qui lie deux mondes a priori très éloignés l’un de l’autre, celui de la biologie évolutionniste et celui du punk-rock. Il n’y avait qu’une personne pour faire le lien : Greg Graffin, chanteur du groupe Bad Religion depuis plus de 30 ans et par ailleurs Docteur en zoologie et maître de conférence à UCLA à ses heures perdues. Il nous fait le récit de ce grand écart dans Anarchy Evolution (sous-titré Faith, Science and Bad Religion in a World Without god), publié en 2010 par It Books.

L’objet est étrange mais à l’image de la double vie de Greg Graffin, très jeune tombé dans deux marmites en même temps, celle de la musique et celle de la science. Ni véritable autobiographie, ni traité scientifique, ni manifeste punk, ni traité d’athéisme, mais un peu de tout cela en même temps, le livre pourrait facilement rebuter. Grâce à un équilibre de traitement plutôt judicieux et à des ponts savamment jetés entre les deux rives de l’existence compartimentée de l’auteur, il parvient plutôt à séduire.

Comment faire la cigale et la fourmi en même temps

Greg Graffin a déclaré avoir voulu devenir chanteur dès l’âge de neuf ans. Sa vocation scientifique, elle, nait véritablement avec un livre, Origins, de Richard Leakey et Roger Lewin, que sa mère lui offre au moment où, encore adolescent, il forme Bad Religion. Les dernières phrases de Origins lui inspireront l’un des titres du premier album de Bad Religion, “We’re Only Going to Die from Our Own Arrogance”. Le décor est planté. Greg Graffin mènera ses deux carrieres de front, sans jamais sacrifier l’une à l’autre.

Punk et enseignement, évolution biologique et evolution culturelle, la tentation du parallèle abusif est forte, mais Graffin met en garde son lecteur : “It’s important to note that the two processes [evolutionary biology and history of punk music] are quite different.” Difficile toutefois pour quelqu’un d’immergé dans les deux mondes de ne pas faire quelques rapprochements assez bLouguiens dans l’esprit, comme avec cette vision de son groupe comme organisme en lutte pour la survie :

“I used to envision each Bad Religion concert as a unique environmental opportunity. We could try to increase our popularity trait by singing better songs and giving better performances, in which case our popularity would grow. Or we could suck and lose fans, causing eventual extinction.”

Mais la plupart du temps, Graffin ne mélange pas les genres et parle – sérieusement – d’évolution. Graffin s’adresse à un public de profanes et souhaite faire passer un message plus que des connaissances. Pas de cours théorique structuré, donc, mais quelques notions et exemples distillés ici et là, au gré du récit, entre deux considérations très générales  : un peu d’histoire de la terre et de la lignée humaine, les gênes, des mastodontes, une fourmilière pour montrer que l’anarchie caractérise la nature plutôt que la perfection, et Tiktaalik comme exemple de fossile transitionnel entre deux lignées (poisson et tétrapodes, nantis de métacarpes).

Tiktaalik (Tiktaalik roseae ) : des nageoires avec des épaules, un coude et un poignet. Sans lui, tu ferais comment pour applaudir un concert de Bad Religion ?

Un point de vue naturaliste sur le monde

Forcément, la religion n’est pas en odeur de sainteté chez un auteur scientifique ET punk. Mais Graffin est loin d’être un esprit étroit. Il se définit comme naturaliste plutôt que athée.

Définition qui a le mérite d’être positive :

“I have problems with the word “atheism”. It defines what someone is not rather than what someone is. It would be like calling me an a-instrumentalist for Bad Religion rather than the band’s singer.”

Et surtout, de placer la science au-dessus du lot :

“I don’t promote atheism in my song or when I teach undergraduates. During my lectures about Charles Darwin, for example, I barely mention Darwin’s decisive reason for abandoning theism. Far more important is his theorizing about biological phenomena. The focus of students’ attention at the introductory level, where I teach, should be on the processes and interrelationships found in nature. The debate over whether species are specially created by a deity has only a secondary significance, and ther simply isn’t time to discuss it in introductory biology class.”

L'expérience de la foi - version punk naturaliste

Sans être aussi virulent qu’un Richard Dawkins avec qui il semble avoir quelques accointances, Greg Graffin n’est pas franchement fan du NOMA (principe de non recouvrement des magistères de la science et de la religion, don’t le bLoug aura un jour à causer). Pour lui, pas de raison pour que la religion échappe au crible du questionnement scientifique ; vouloir compartimenter, c’est fuir ses responsabilités et se décrédibiliser.

« Claims made by authorities with the tacit expectation that they should go unchallenged out of reverence to those in power are precisely the kinds of claims I like to investigate and challenge. After all, the basic practice of science requires us to test all claims by the same criteria: observation, experimentation, and verification. If scientists are willing to rule out an entire domain of human life as exempt from their methods, how can they expect anyone to respect those methods ? by trying to protect themselves from a public backlash against their overwhelmingly monist viewpoint, they undercut the very point they are trying to make.”

Même rigueur sur la perspective d’un dialogue avec les créationnistes :

“I am not at all interested in leaving the door open for discussions with advocates of the moderne “intelligent design” movement.”

Portrait du scientifique en jeune punk

A force de faire des conneries, j'ai fini par me faire cravater

Avant d’être le distingué Docteur Graffin, Greg Graffin a commencé jeune punk morveux trainant dans Santa Monica Boulevard, une zone connue pour « ses putes, ses camés défoncés, ses gays en chasse et toutes sortes de punks ».

Très tôt retiré du pit, n’ayant jamais pris de drogue d’aucune sorte (et ça a l’air vrai en plus), Graffin a un côté lisse et intello assez peu en phase avec son milieu (pour faire bonne mesure, il aide tout de même ses potes à se faire leurs shoots…).

Mais cette facette de sa personnalité le sauve probablement de la violence qui va gangréner et annihiler la scène punk du Los Angeles des années 80 pour le précipiter dans les bras rédempteurs de la science.

Le témoignage sur cette transition est intéressant : il montre combien le système éducatif était défaillant en matière d’évolutionnisme.

D’un simple point de vue quantitatif, tout d’abord, avec de maigres heures de cours, dispensés pour la forme :

“As is the case with many high school biology classes, my school downplayed evolution; though it is the key to all of biology, we got only a one-week unit on the topic. So I had to educate myself. I bought a cheap paperback version of On the Origin of Species and set a goal of reading some of it each night before bed”

très tôt, un goût prononcé pour les fossiles

Sur un plan qualitatif également : Graffin explique comment le devoir final qu’il présente à sa classe et qui n’est qu’une suite de contresens sur l’évolution se voit récompensé par les louanges de son professeur :

“I explained to my classmates that evolution was based on competition and that some forms of life were better at living than others. I told the class that all evolution tends toward perfection, and that, despite numerous false starts and dead ends, the most successful and elaborate evolutionary lineage was the human species. I said that all human attributes were originally adaptations to life on the savannah in Africa.”

“Much of what I said in that lecture was wrong. […] But I received an A in that class, and my teacher wrote on my report card “Gave a great talk on evolution”.”

Anarchy in the UCLA – le côté obscur de la science

Le livre laisse quelques regrets, en particulier celui de ne pas aborder la vie universitaire actuelle de Greg Graffin. On peut toutefois lire en creux qu’elle n’a peut-être rien de bien excitant. Graffin effleure le sujet en mentionnant l’anecdote d’une groupie brésilienne qu’il éconduit poliment, parce qu’il doit se lever tôt le lendemain pour partir dans une quelconque expédition dans la jungle. N’importe quelle rockstar normalement constituée s’esclafferait. Mais pour un naturaliste digne de ce nom, si la nature propose, Darwin dispose :

“What kind of man in the prime of his life would turn down the advances of beautiful Brazilian women and instead head out to look at birds, trees, reptiles and amphibians ? But this particular visit was the culmination of a dream that began in high school, when I read Darwin’s The Voyage of the Beagle.”

Autre signe des rigueurs de la vie universitaire, l’expédition en Bolivie à laquelle le jeune Greg Graffin à le plaisir de participer et qui se transforme en un improbable fiasco. Ces passages du livre sont parmi les meilleurs, par leur drôlerie et ce qu’ils disent de la réalité du travail de scientifique.

et là je leur balance Bad Religion pour les amadouer

Dans le cadre d’un projet de réserve naturelle, Graffin est embauché en tant que « collector of birds and mammals ». Il comprend en fait que sa mission consiste à tirer, piéger, étrangler et tuer tout ce qui bouge. L’expédition oscille ensuite entre l’ennui profond et des pics de grotesque dignes de Redmond O’Hanlon (auteur dont le bLoug vous entretiendra prochainement). Un bateau surnommé El Tigre de Los Angeles et flanqué d’un tigre à dents de sabre pour logo, des compagnons taciturnes, dont un Canadien qui aura pratiquement pour seules paroles un résigné ‘What the fuck am I doing here ?’, une rencontre avec des Indiens (« They boarded El Tigre de Los Angeles asi fi they didn’t need permission. I waved and said, “hola! Me llamo Gregorio,” to which they responded, “Missionarios?”), et pour finir, le délitement de l’expédition sur fond de coup d’état et une fuite à bord d’un avion flanqué d’un auto-collant ‘God is my co-pilot’ !

Etre pris pour un missionnaire et devoir son salut au copilotage de Dieu, voilà qui était beaucoup pour le seul chanteur de Bad Religion. Heureusement, Greg Graffin est un être double.

Anarchy Evolution – Faith, Science and Bad Religion in a World Without god, par Greg Graffin & Steve Olson, It Books, Septembre 2010, 304 Pages, $22.99

Une critique de Anarchy Evolution par sceptic.com

Greg et son gang, dans le headbanging science #4 : Bad religion, Ten in 2010

« Si Charles Darwin était vivant aujourd’hui, je pense qu’il serait très intéressé par le punk-rock ».

 

Une certaine remise en cause du dogme et de l’autorité, voilà ce qui lie deux mondes a priori très éloignés l’un de l’autre, celui de la biologie évolutionniste et celui du punk-rock. Il n’y avait qu’une personne pour faire le lien : Greg Graffin, chanteur du groupe Bad Religion depuis plus de 30 ans et par ailleurs Docteur en Paléontologie et maître de conférence à UCLA à ses heures perdues. Il nous fait le récit de ce grand écart dans Anarchy Evolution (sous-titré Faith, Science and Bad Religion in a World Without god), publié en 2010 par It Books.

 

 

L’objet est étrange mais à l’image de la double vie de Greg Graffin, très jeune tombé dans deux marmites en même temps, celle de la musique et celle de la science. Ni véritable autobiographie, ni traité scientifique, ni manifeste punk, ni traité d’athéisme religion, mais un peu de tout cela en même temps, le livre pourrait facilement rebuter. Grâce à un équilibre de traitement plutôt judicieux et à des ponts savamment jetés entre les deux rives de l’existence compartimentée l’auteur, il parvient plutôt à séduire. Son principal atout est de rester simple : Graffin raconte certains événements de sa vie, effectue quelques parallèles, invite à se poser des questions, mais ne cherche ni à en mettre plein la vue ni à donner la leçon.

 

Comment faire la cigale et la fourmi en même temps

 

Greg Graffin a déclaré avoir voulu devenir chanteur dès l’âge de neuf ans. Sa vocation scientifique, elle, nait véritablement avec un livre, Origins, de Richard Leakey et Roger Lewin, que sa mère lui offre au moment où, encore adolescent, il forme Bad Religion. Les dernières phrases de Origins lui inspireront l’un des titres du premier album de Bad Religion, “We’re Only Going to Die from Our Own Arrogance”. Le décor est planté. Greg Graffin mènera ses deux carrieres de front, sans jamais sacrifier l’une à l’autre.

 

Punk et enseignement, évolution biologique et evolution culturelle, la tentation du parallèle abusif est forte, mais Graffin met en garde son lecteur : “It’s important to note that the two processes [evolutionary biology and history of punk music] are quite different.” Difficile toutefois pour quelqu’un d’immergé dans les deux mondes de ne pas faire quelques rapprochements assez bLouguiens dans l’esprit, comme avec cette vision de son groupe comme organisme en lutte pour la survie :

 

Still, it’s hard for me not to draw evolutionary parallels. I used to envision each Bad Religion concert as a unique environmental opportunity. We could try to increase our popularity trait by singing better songs and giving better performances, in which case our popularity would grow. Or we could suck and lose fans, causing eventual extinction. Either way, the similarities seemed obvious to me.”

 

A d’autres moments, le punk sert simplement de métaphore immédiatement audible pour illustrer certains principes de l’évolutionnisme :

 

“Yet DNA is just one part of our biological machinery and is unable to do something on its own. It would be equally shortsighted to give the central role of punk rock to the lyrics of its song, ignoring the musicians and the punk fans who form the collective environment of the punk subculture.”

 

 

Un point de vue naturaliste sur le monde

 

Forcément, la religion n’est pas en odeur de sainteté chez un auteur scientifique ET punk. Mais Graffin est loin d’être un esprit étroit. Il se définit comme un naturaliste plutôt qu’un athée.

 

Définition qui a le mérite d’être positive :

 

“I have problems with the word “atheism”. It defines what someone is not rather than what someone is. It would be like calling me an a-instrumentalist for Bad Religion rather than the band’s singer.”

 

Et surtout, de placer la science au-dessus du lot :

 

“I don’t promote atheism in my song or when I teach undergraduates. During my lectures about Charles Darwin, for example, I barely mention Darwin’s decisive reason for abandoning theism. Far more important is his theorizing about biological phenomena. The focus of students’ attention at the introductory level, where I teach, should be on the processes and interrelationships found in nature. The debate over whether species are specially created by a deity has only a secondary significance, and ther simply isn’t time to discuss it in introductory biology class.”

Anarchy in the UCLA – le côté obscur de la science

 

 

Sans être aussi virulent qu’un Richard Dawkins avec qui il semble avoir quelques accointances, Greg Graffin n’est pas franchement fan du NOMA (principe de non recouvrement des magistères de la science et de la religion, don’t le bLoug aura un jour à causer). Pour lui, pas de raison pour que la religion échappe au crible du questionnement scientifique ; vouloir compartimenter, c’est fuir ses responsabilités et se décrédibiliser :

 

« It may be possible to compartmentalize science and religion so that they seem not to conflict. But avoiding potential conflict between science and religion by not asking the tough questions sidesteps the confrontational spirit of scientific investigation. Claims made by authorities with the tacit expectation that they should go unchallenged out of reverence to those in power are precisely the kinds of claims I like to investigate and challenge. After all, the basic practice of science requires us to test all claims by the same criteria: observation, experimentation, and verification. If scientists are willing to rule out an entire domain of human life as exempt from their methods, how can they expect anyone to respect those methods ? by trying to protect themselves from a public backlash against their overwhelmingly monist viewpoint, they undercut the very point they are trying to make.”

 

Même rigueur sur la perspective d’un dialogue avec les créationnistes :

I am not at all interested in leaving the door open for discussions with advocates of the moderne “intelligent design” movement.”

 

 

Portrait du scientifique en jeune punk

 

Avant d’être le distingué Docteur Graffin, Greg Graffin a commencé jeune punk morveux trainant dans Santa Monica Boulevard, une zone connue pour « ses putes, ses camés défoncés, ses gays en chasse et toutes sortes de punks ».

Très tôt retiré du pit, n’ayant jamais pris de drogue d’aucune sorte (et ça a l’air vrai), Graffin a un côté lisse et intello assez peu en phase avec son entourage (pour faire bonne mesure, il aide tout de même ses potes à se faire leurs shoots…). Mais cette facette de sa personnalité le sauve probablement de la violence qui va gangréner et annihiler la scène punk du Los Angeles des années 80 pour le précipiter dans les bras rédempteurs de la science.

Le témoignage est intéressant : il montre combien le système éducatif était (est toujours ?) défaillant en matière d’évolutionnisme. D’un simple point de vue quantitatif, tout d’abord, avec de maigres heures de cours, dispensées pour la forme :

As is the case with many high school biology classes, my school downplayed evolution; though it is the key to all of biology, we got only a one-week unit on the topic. So I had to educate myself. I bought a cheap paperback version of On the Origin of Species and set a goal of reading some of it each night before bed. I began putting together a library on evolution that today occupies an entire room of my house.

 

Sur un plan qualitatif également : Graffin explique comment le devoir final qu’il présente à sa classe et qui n’est qu’une suite de contresens sur l’évolution se voit récompensé par les louanges de son professeur :

 

I explained to my classmates that evolution was based on competition and that some forms of life were better at living than others. I told the class that all evolution tends toward perfection, and that, despite numerous false starts and dead ends, the most successful and elaborate evolutionary lineage was the human species. I said that all human attributes were originally adaptations to life on the savannah in Africa.”

Much of what I said in that lecture was wrong. […] But I received an A in that class, and my teacher wrote on my report card “Gave a great talk on evolution”.”

 

 

Anarchy in the UCLA – le côté obscur de la science

Le livre laisse quelques regrets, en particulier celui de ne pas aborder la vie professionnelle actuelle de Greg Graffin. On peut toutefois lire en creux qu’elle n’a peut-être rien de bien excitant. Graffin effleure le sujet en mentionnant l’anecdote d’une groupie brésilienne qu’il éconduit poliment, parce qu’il doit se lever tôt le lendemain pour partir dans une quelconque expédition dans la jungle. N’importe quelle rockstar normalement constituée s’esclafferait. Mais pour un scientifique, en quelque sorte, si la nature propose, Darwin dispose :

 

“What kind of man in the prime of his life would turn down the advances of beautiful Brazilian women and instead head out to look at birds, trees, reptiles and amphibians ? But this particular visit was the culmination of a dream that began in high school, when I read Darwin’s The Voyage of the Beagle.”

 

Autre signe des rigueurs de la vie universitaire, l’expédition en Bolivie à laquelle le jeune Greg Graffin à le plaisir de participer et qui se transforme en un improbable fiasco. Ces passages du livre sont parmi les meilleurs, par leur drôlerie et ce qu’ils disent de la réalité du travail de scientifique.

Dans le cadre d’un projet de réserve naturelle, Graffin est embauché en tant que « collector of birds and mammals ». Il comprend en fait que sa mission consiste à tirer, piéger, étrangler et tuer tout ce qui bouge. » L’expédition oscille ensuite entre l’ennui profond et des pics de grotesque digne de Redmond O’Hanlon (auteur dont le bLoug vous entretiendra prochainement) : un bateau surnommé El Tigre de Los Angeles et flanqué d’un tigre à dents de sabre pour logo, des compagnons taciturnes, dont un Canadien don’t l’une des seules paroles sera : ‘What the fuck am I doing here ?’, une rencontre avec des Indiens (« They boarded El Tigre de Los Angeles asi fi they didn’t need permission. I waved and said, “hola! Me llamo Gregorio,” to which they responded, “Missionarios?”) et pour finir le délitement de l’expédition sur fond de coup d’état et une fuite à bord d’un avion flanqué d’un auto-collant God is my co-pilot !

 

Etre pris pour un missionnaire et devoir son salut au copilotage de Dieu, voilà qui était beaucoup pour le chanteur de Bad Religion. Heureusement que Greg Graffin est double.

 

 

 

 

 

 

Anarchy Evolution

Faith, Science and Bad Religion in a World Without god

Greg Graffin & Steve Olson

It Books; Hardcover
On Sale: September 28, 2010
304 Pages / $22.99

 

 

http://www.skeptic.com/eskeptic/11-02-23/

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