Suite et fin de la série de 3 billets sur la dérive raciste de l’expression “l’homme descend du singe”. Après un billet consacré à la Vénus Hottentote et un autre consacré aux élucubrations classificatoires du médecin anglais Charles White, faisons le point sur le prétendu racisme de Darwin.
Et commençons par re-dissiper un malentendu. Ainsi que l’ont montré les billets précédents, les Européens ont adopté une représentation hiérarchique des races humaines bien avant d’admettre un quelconque tranformisme – i.e. étaient racistes bien avant que Charles Darwin publiât L’Origine des espèces. Cédric Grimoult, dans l’ouvrage Créationnismes, mirages et contrevérités, cite le biologiste et généticien Michel Veuille à l’appui de cette idée :
Avant qu’aucun idée transformiste eût été avancée, le “nègre” se plaçait déjà, dans l’ordre de la nature, sur la ligne descendante allant de l’homme “parfait” au singe…1
Il n’en reste pas moins que, par calcul ou ignorance, les contempteurs de tous poils ont maintes fois reproché à Darwin d’être un chantre de l’inégalité des races.
Les accusations portées à son encontre sont de deux ordres. Les premières tiennent moins à ses convictions qu’à celles des diverses personnalités avec qui il fut en rapport professionnel ou intime. Ainsi pointe-t-on souvent les idées eugénistes et racistes de son cousin Francis Galton ou l’action de son propre fils, Francis Darwin, à la tête de la Fédération internationale des organisations eugénistes. Dans la continuité de ces accusation, et de façon curieuse, on lui reproche également une supposée absence d’engagement contre le racisme, comme si cela valait caution.
Dans Darwin n’est pas celui qu’on croit, idées reçues sur l’auteur de L’Origine des espèces 2, Patrick Tort pourfend de façon salutaire ces griefs dénués de fondement en rappelant que les rapports épistolaires que Darwin entretenait avec son encombrant cousin se limitaient à des questions professionnelles. Concernant son fils, il souligne que ses activités ne pouvaient bien évidemment nullement condamner son père par une sorte de contamination ascendante ! Pour ce qui est de l’engagement, Tort rappelle également que la naturaliste anglais eut à s’impliquer au sein de l’Ethnological Society et que ses écrits témoignent sans ambiguïté de sa révolte personnelle contre l’esclavagisme.
Le second registre d’accusation de racisme tient aux écrits de Darwin, en particulier à certains passages de La Filiation de l’homme, qui peuvent, assurément, choquer un lecteur actuel (du moins le genre de lecteur qui s’étonnerait que soit prononcé le mot “Nègre” dans le biopic sur Lincoln, par exemple).
On trouve par exemple, dans certains ouvrages de vulgarisation, assortis de commentaires moralisateurs, cette mise en parallèle du « visage profondément sillonnée et fastueusement coloré, pour devenir plus attrayant pour la femelle »3 du mandrill africain avec les peintures du visage des bandes rouges, bleues, blanches ou noires des « nègres » et de divers sauvages. Ou cette observation sur « les facultés mentales des animaux supérieurs [qui] ne diffèrent pas en nature, bien qu’elles diffèrent énormément en degré, des facultés correspondantes de l’homme, surtout de celles des races inférieures et barbares »4.
Pour ne rien masquer de ce qui peut consterner un lecteur non averti, cet extrait est également souvent cité :
Quiconque a vu un sauvage dans son pays natal n’éprouvera aucune honte à reconnaître que le sang de quelque être inférieur coule dans ses veines. J’aimerais autant pour ma part descendre du petit singe héroïque qui brava un terrible ennemi pour sauver son gardien, ou de ce vieux babouin qui emporta triomphalement son jeune camarade après l’avoir arraché à une meute de chiens étonnés, – que d’un sauvage qui se plaît à torturer ses ennemis, offre des sacrifices sanglants, pratique l’infanticide sans remords, traite ses femmes comme des esclaves, ignore toute décence, et reste le jouet des superstitions les plus grossières.5
Au moins ne pourra-t-on pas accuser Darwin de ne pas aimer les singes…
Au-delà de ça, l’affirmation suivant laquelle le naturaliste anglais était raciste repose en général, selon Tort, sur « des montages de citations hors contexte » (ce que nous venons de faire pour la bonne cause) et sur « un véritable déni de la logique profonde et de la cohérence complexe de la pensée de Darwin »6.
Il faut pour comprendre les citations ci-dessus, se garder de tout anachronisme et distinguer clairement le sentiment de supériorité dont souffrait tous les Européens blancs de l’époque, sans que Darwin y fît exception, du racisme proprement dit, qui repose, selon la définition de Tort, sur trois composantes.
- D’abord une inégalité entre humains reposant sur le primat du biologique, donc un déterminisme, à la fois persistant et transmissible.
- Ensuite la pérennité et l’irrévocabilité de cette inégalité, qui découlent logiquement de ce qui précède.
- Et enfin un discours de prescription (ou des actes) visant à concrétiser cette hiérarchie naturelle dans une domination sociale au besoin brutale.
Aucune de ces trois composantes ne saurait qualifier les écrits, la pensée ou les actes de Charles Darwin. Accuser de Darwin de racisme est non-sens et n’a d’autre visée que polémique et idéologique.
- M. Veuille, La Sociobiologie, Paris, Presses universitaires de France, “Que sais-je”, 1986, p.118. ↩
- P. Tort, Darwin n’est pas celui qu’on croit, idées reçues sur l’auteur de L’Origine des espèces, Paris, Le Cavalier Bleu, p.101-119. ↩
- C. Darwin, La descendance de l’homme et la sélection sexuelle, Paris, Reinwald, 1876, p.662. ↩
- Id., p.661. ↩
- Id., p.752. ↩
- P. Tort, Ibid., p.102 ↩