Foncièrement optimiste, je vais supposer que quelques uns d’entre vous ont survécu à la fin du monde. J’imagine que la question qu’ils se posent dorénavant est: mais qu’est-ce qu’on va bien pouvoir manger au réveillon, maintenant que le Carrefour a été rayé de la carte ? Il va falloir essayer de chasser et cueillir un peu. Voici en tout cas ce qu’il ne faut pas faire…
J’aimerais ici répondre à un courrier des lecteurs reçu à l’occasion d’un article écrit pour le HS spécial fin du monde de Science et vie :
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L’exercice de cet article consistait à imaginer à quelles conditions un petit groupe de survivants aurait des chances de redémarrer une humanité. Je me suis interdit d’imaginer quoi que ce soit. Tout ce qui figure dans cette “fiction raisonnée” provient directement des travaux et idées de chercheurs de plusieurs disciplines (écologie, génétique, anthropologie, médecine, linguistique, démographie etc.). Le passage qui a fait réagir mon lecteur avait trait à l’alimentation :
Dans notre nouvel environnement, manger cru serait fatal : les femmes cesseraient sans doute d’ovuler ; la carence énergétique obligerait à absorber une quantité de nourriture à laquelle notre système digestif n’est pas adapté. La cuisson nous permettra en plus d’éliminer les dizaines de composés secondaires toxiques que les végétaux opposent aux prédateurs et de mieux assimiler l’amidon dont sont riches les tubercules que l’on trouve ici communément.
Voici la réaction du lecteur, in extenso :
ça m’a bien fait rire ! J’ai des amies crudivores à 100% et si, bien sûr, elles ovulent, et elles ont même des enfants ! S’il fallait manger cuit pour ovuler, il n’y aurait aucun animal sur terre, pas même des hommes, qui n’ont maîtrisé le feu et la cuisson que très tard dans leur histoire depuis l’apparition de leur espèce. D’où vient cette idée saugrenue qu’une femme n’ovule pas quand elle mange cru ? Avez-vous des preuves scientifiques de ce curieux phénomène ? Il existe sur Terre une infinité de climats et d’environnements très variés dans les quels des animaux sauvages, y compris des primates, mangent cru et ovulent. Manger cru est la règle universelle dans le monde sauvage, dont nous sommes issus, depuis des millions d’années et sous tous les climats, et seul l’espèce humaine y déroge depuis peu, au sens de son évolution génétique, en cuisant ses aliments. On se demande pourquoi revenir à une règle biologique universelle serait fatal ? D’ailleurs, cuire de la cigüe ou des amanites phalloïdes n’a jamais enlevé leur caractère toxique. D’autre part, je n’ai jamais remarqué que mes amis crudivores manquent d’énergie, au contraire. Les animaux sauvages, qui mangent cru, ne manquent pas non plus d’énergie.
La confusion intellectuelle est telle que je ne saurai la débrouiller entièrement. Je vais tout de même essayer de clarifier quelques points qui me dérangent particulièrement, dont un argument employé par tous les adeptes des ‘régimes’ à la mode et qui relève de la tromperie.
Un mot sur les confusion de catégories, d’abord. Placer le signe égale entre un individu ou quelques uns (“j’ai des amies crudivores”) et l’espèce Homo sapiens relève de l’induction un tantinet précipitée. C’est un peu comme si mon lecteur, un chapelet de saucisses autour du cou, traversait indemne l’enclos aux tigres et en concluait que les tigres sont végétariens (c’est avec grand plaisir que je lui suggérerais alors de retenter l’expérience, pour voir). La deuxième confusion consiste à comparer les conditions d’existence de notre société moderne (avec ses chouettes magasins Naturalia, ses compléments alimentaires, ses gentils nutritionnistes, etc.) et celles régissant l’existence des premiers chasseurs-collecteurs (qui guide le scénario post-apocalyptique de l’article).
Ceci posé, qu’en est-il des conséquences du crudivorisme, en particulier sur la fertilité ?
Je vais vous livrer l’avis de Michel Raymond, qui dirige l’équipe de Biologie Evolutive Humaine à l’Institut des Sciences de l’Évolution de Montpellier : “Sans feu pour cuire les aliments, c’est condamné d’avance.” Bon, histoire d’alimenter un peu (ha ha), précision que les risques d’aménorrhée (arrêt des menstruations) partielle ou complète ont été documentés il y a maintenant un bout de temps par une étude allemande (Koebnick C., Strassner C., Hoffmann I., Leitzmann C. Consequences of a long-term raw food diet on body weight and menstruation: results of a questionnaire survey. Ann. Nutr. Metab. 1999;43:69-79.) qui a observé que 30% des femmes qui suivaient un régime crudivore souffraient d’aménorrhée ! Je ne pourrais décrire les mécanismes précis, mais cela est étroitement lié à la perte de masse graisseuse (on observe aussi des aménorrhée dans les cas d’anorexie,) et diverses carences alimentaires entrent sans doute aussi en ligne de compte (vitamine B12, calcium, vitamine D, zinc…). Il n’est pas difficile d’imaginer que cette diminution de la fertilité serait fortement aggravée dans un contexte post-apocalyptique et conduirait l’espèce vers son extinction à toute vitesse.
Élargissons maintenant la question aux “règles biologique universelles” de mon lecteur, quoi que cela puisse signifier dans son esprit. La seule règle que l’on puisse définir est qu’il existe dans la nature une quantité invraisemblable de régimes alimentaires et que chaque espèce possède le sien et y est tenue. Mon lecteur peut toujours essayer d’adopter le métabolisme d’une bactérie oxydant le soufre, ou de nourrir ses tigres avec du quinoa s’il veut mesurer les conséquences d’un changement brutal de régime alimentaire.
J’ai déjà évoqué le sujet à propos du prétendu “régime paléolithique”. Si l’on doit définir un régime pour sapiens, c’est fondamentalement celui d’un frugivore omnivore attiré vers les nourritures les plus riches et les plus gustatives. La viande en fait partie. Et la cuisson aussi. Afin d’enfoncer le clou sur le sujet, mentionnons que les traces de foyer incontestables les plus anciennes ont été retrouvées en 2012 dans la grotte de Wonderwerk, en Afrique du Sud. Ce feu serait l’oeuvre de Homo erectus et daterait de 1 millions d’années. La maîtrise du feu est ensuite documentée pour toutes les espèce d’Homo. Imaginer que l’on ait maîtrisé le feu, mais par pour faire cuire des aliments est bien entendu absurde. L’avantage de la cuisson a maintes fois été répété (qualités gustative, élimination d’une partie des composés secondaires toxiques des végétaux, apports caloriques augmentés). Rappelons que le cerveau requiert 22 fois plus d’énergie qu’un équivalent en masse musculaire, que la taille relative de notre cerveau est précisément une caractéristique du genre Homo et que le crudivorisme est déconseillé pour les enfants et les femmes enceintes pour cette raison. Ajoutons que l’ethnologie n’a jamais observé ce mode d’alimentation dans aucune société traditionnelle. Et, enfin que les grands singes eux-mêmes préfèrent manger cuit si on le leur propose (Wobber V, Hare B, Wrangham R., Great apes prefer cooked food., Journal of Human Evolution, Volume 55, Issue 2, August 2008, Pages 340–348).
Il est donc rigoureusement faux d’avancer qu’un régime cru – ou sans viande – serait ‘naturel’ pour Homo sapiens – c’est l’argument marketing que je souhaitais dénoncer : meilleur pour votre ligne, pour la planète ou pour les animaux, si vous voulez, mais ‘naturel’, non. C’est exactement le contraire : notre espèce a toujours mangé de la viande et cuit ses aliments. Elle est adaptée depuis toujours à ce mode d’alimentation, et ce n’est qu’avec l’avènement de la nourriture industrielle que ce mode d’alimentation lui pose des problèmes de santé incontestables. Adopter un régime cru ou sans viande n’est pas revenir à quelque chose de naturel mais équivaut carrément à adopter le régime d’une autre espèce !
Je laisserai la conclusion à Michel Raymond (dont je recommande en passant la lecture de Pourquoi je n’ai pas inventé la roue, dont est tirée cette citation) : “ce type de régime alimentaire est basé sur une idéologie dénuée de tout support scientifique”. Allez, à table, maintenant.