Après l’ambiance subtilement gore du HS#9, soyons plus guillerets – gabba gabba hey ! – grâce aux grands-pères du punk-rock : les Ramones ! Encore que… Teenage Lobotomy aborde en fait un sujet sensible : les pesticides.
headbanging science, la rubrique musicale des titres qui ont (presque) un rapport avec la science : #10 : RAMONES – TEENAGE LOBOTOMY
Écoutons d’abord ce morceau, tiré de leur troisième album studio Rocket to Russia (1977), grâce à cette vidéo vintage d’un concert au Beat Club en 1978. L’échalas Joey Ramone nous y raconte comment il s’est offert une lobotomie gratuite à grands coups de DDT, la star incontestée des insecticides :
quand le DDT fait pschiit
Le dichlorodiphényltrichloroéthane, plus connu sous son petit nom de DDT, est le premier insecticide moderne. Il fait donc partie des pesticides de première génération, issus de l’industrie du chlore (dits organochlorés), aujourd’hui passés de mode et strictement interdits dans de nombreux pays industrialisés. Mais il eut dans l’immédiat après-Seconde Guerre Mondiale un succès… foudroyant.
Développé par l’armée américaine durant le conflit, il fait d’abord ses preuves en Europe, en particulier en Italie où il permet d’éradiquer le typhus — en 1943, des villes entières comme Naples sont aspergées de DDT pour éliminer les poux porteurs de la maladie. Après guerre, il commence d’être massivement utilisé contre le paludisme : 48 pays entament une vaste campagne de lutte sous l’égide de l’Agence Internationale pour le Développement (AID). En parallèle, l’agriculture s’en empare pour un faire fol usage et les ménages en remplissent leurs placards (le DDT est autorisé à la vente dès août 1945 aux USA).
L’essor fulgurant du DDT laisse croire au véritable produit miracle. Et pourquoi s’en faire, puisqu’il est sans risque pour l’homme, comme l’affirme ce petit boniment daté de 1946 :
En 1947, Time Magazine pousse le bouchon encore plus loin : le DDT ? C’est bon pour moi !
Vraiment sans danger ? On l’espère à voir ces gamins gambader dans un gros nuage d’insecticide. À cette époque, aucun des Ramones n’est encore né, mais ils feront partie d’une génération exposée sans crainte aucune aux bienfaits du DDT :
Si l’éradication complète du paludisme en Europe et en Amérique du Nord doit plus aux mesures d’hygiène du début du XXe siècle et à l’augmentation du niveau de vie, il est vrai qu’ailleurs, au Brésil ou en Égypte, par exemple, ce sont bien les abondantes pulvérisations du pesticide qui vont permettre d’éliminer le fléau. C’est sur l’utilisation du DDT que l’OMS base son programme mondial d’éradication du paludisme, initié en 1955. La campagne est un succès, le taux de mortalité lié au paludisme s’écroule. Mais c’est un succès fragile.
le tapage du Printemps silencieux
En 1962, paraît aux États-Unis Printemps silencieux (Silent Spring), ouvrage de la biologiste américaine Rachel Carson, C’est un succès d’édition phénoménal et le début d’une polémique qui va signer le quasi-arrêt de mort du DDT.
Printemps silencieux traite des effets négatifs des pesticides sur l’environnement, et plus particulièrement sur les oiseaux, dont la disparition prive les campagnes de leur chant (d’où le silence du titre). Le livre de Carson fait réellement date. C’est directement ou indirectement dans son sillage que se structure et se développe le mouvement écologiste, qu’est créée l’Agence pour la Protection de l’Environnement (EPA, Environmental Protection Agency) et que les élus américains en arrivent à interdire le DDT en 1972, après de longues palabres au Congrès, devant lequel l’auteure est amenée à témoigner. Les premiers mouvements contre le DDT ont vu le jour à la fin des années 50, mais grâce à la caisse de résonnance de Printemps silencieux, ils changent d’échelle. L’opinion publique est désormais alertée et le DDT sert de catalyseur aux mouvements antichimiques et antipesticides des années 1960, au grand dam d’industriels encore peu préparés à la gestion de crise.
La très forte influence de Printemps silencieux ne pouvait bien sûr que se retourner contre l’ouvrage. Dans la lutte idéologique qui s’organise autour du DDT, le livre de Carson devient un emblème malmené de toutes parts : paré de fausses vertus, affligés de vices inventés. On lui reproche, aujourd’hui encore, d’être le fruit d’une opération de marketing soigneusement élaborée dès avant sa publication et, plus grave, de pratiquer la désinformation en livrant pêle-mêle au public résultats scientifiques (dont certains seront invalidés par la suite, mais c’est là le lot de la science ; faire grief de la qualité de l’ouvrage sur la base de connaissances ultérieures à sa publication procède de la malhonnêteté intellectuelle) ou rapports gouvernementaux et simples témoignages relevant de l’anecdote.
Dans un autre registre, on lui prête également des idées qui n’y figurent pas. Ainsi, Carson ne demande pas l’interdiction ou le retrait total des pesticides, comme le veut la caricature de son propos. Elle plaide pour leur utilisation responsable, y compris pour le DDT, afin de limiter le développement de résistances – une problématique réelle et qui conduit à réduire l’utilisation du DDT bien avant son interdiction. Par ailleurs, ce n’est pas tant l’utilisation de l’insecticide dans la lutte contre le paludisme qui est visée que celle, croissante, qu’en fait l’agriculture, contribuant ainsi à limiter l’efficacité du DDT et partant, celle des campagnes antipaludéennes.
Malgré ses défauts, Printemps silencieux ne campe donc pas sur la position bêtement « écolo-irresponsable » que lui prêtent ses détracteurs. Le livre développe même des idées qui sont toujours d’actualité (voir l’agriculture écologiquement intensive abordée dans le hs #4).
science de mort
Deux faits sur le paludisme (source OMS) :
- En 2008, le paludisme a été à l’origine de près d’un million de décès, pour la plupart des enfants africains.
- Le paludisme est une maladie évitable dont on guérit.
Peut-on pour autant rendre responsable l’interdiction du DDT (dans les pays industrialisés, donc non concernés !) des millions de morts du paludisme en Afrique et ailleurs ? Évidemment non. Logiquement, l’assertion n’a pas de sens, moralement, elle est choquante. Ce genre de rhétorique propesticide et antiécologiste fleurit pourtant encore aujourd’hui un peu partout, jusque dans la prose du techno-médiocre de Michael Crichton dans son roman État d’urgence :
« Depuis l’interdiction, deux millions de personnes par an, principalement des enfants, meurent du paludisme. Cette interdiction a causé plus de cinquante millions de morts inutiles. Interdire le DDT a tué plus de personnes qu’Hitler. »
Carson = Hitler, en résumé. Pourquoi tant de haine ? Et pourquoi cette ambiance aussi délétère autour du DDT ?
Peut-être est-il mal né, tout simplement. Pur produit de la sérendipité, le DDT a été inventé à la fin du XIXe siècle. Mais c’est un chimiste suisse, Paul Hermann Müller, qui s’est rendu compte de son efficacité. Alors qu’il cherchait à développer un insecticide contre les mites, il s’aperçoit que le DDT tue également les doryphores et dépose un brevet en 1939. Parfaitement neutres, les autorités suisses font connaître la découverte aux Allemands, qui s’en désintéressent (évidemment, un produit qui extermine les doryphores…), et aux Alliés, qui en feront large usage, comme nous l’avons vu. En 1948, Müller reçoit le prix Nobel de médecine « pour sa découverte de la grande efficacité du DDT en tant que poison contre divers arthropodes. »
Voici donc un chimiste nobélisé en médecine. C’est une première. Et un signe inquiétant pour l’autre extrémité du spectre de nos agiDDT, celui de ses farouches adversaires, dont le militantisme, pour stimulant qu’il soit, est tout autant empreint de figures de mort. Écoutons par exemple Jean-Pierre Berlan, agronome et membre du conseil scientifique d’Attac, dans cet entretien à Article 11. Après avoir comparé l’usage des pesticides à celui des drogues dures en raison des effet d’accoutumance et de dépendance qu’il engendre (donnant par là tout à fait raison aux Ramones !), il s’attaque au “projet de mort” porté par les nouvelles formes de pesticides que sont les OGM :
“… l’industrie des pesticides cherche maintenant d’autres formes de pesticides : c’est ainsi qu’elle a inventé les fameux “organismes génétiquement modifiés”. Les OGM, ce sont des plantes pesticides. (…) La logique reste la même, celle de cette industrialisation du vivant menée tambour battant depuis deux siècles. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les firmes produisant les pesticides ont aussi pris le contrôle de l’industrie des semences — donc de la vie. Elles se prétendent “industrielles des sciences de la vie”, pour tromper tout le monde ; mais en réalité elles ne produisent que des produits en -cide (fongicides, insecticides, herbicides…), soit des produits qui tuent. Ce sont donc, en fait, des industries des sciences de la mort. Et elles poursuivent ainsi leur projet mortifère par d’autres moyens, qu’on appelle couramment les OGM.”
POP goes the world
Difficile au milieu de discours contradictoires et enfiévrés de faire la part des choses sur le DDT. Essayons d’y voir plus clair.
En 1992, le DDT a été classé avec onze autres pesticides dans la catégorie des POPs lors de la conférence de Rio (avant d’être la cible de la convention de Stockholm du 22 mai 2001 qui vise à les interdire). POP pour Polluants Organiques Persistants, une définition fondée sur quatre critères :
- le POP est toxique ;
- il s’accumule dans la chaîne alimentaire (ce qui est mesuré par un facteur de bioconcentration) ;
- il est persistant dans l’environnement (ce qui est mesuré par la demi-vie, période au-delà de laquelle 50 % du produit s’est dégradé) ;
- il voyage sur de longues distances.
Le DDT voyage bien : on en a retrouvé dans les neiges de l’Arctique.
Il est sans conteste persistant : sa demi-vie est de 15 ans. Si vous en déversez 50 kg dans votre jardin (admettons que vous êtes facétieux), il vous en restera 25 kg dans 15 ans, 12,5 kg dans 30 ans, etc.
Il est tout à fait bio-cumulatif : parce qu’il se dissout très bien dans la graisse, les animaux qui en absorbent ne parviennent pas à l’éliminer. On en retrouve donc de grandes concentrations chez les animaux du sommet de la chaîne alimentaire (par exemple, nous).
Ces trois premières caractéristiques ne prêtent guère à controverse. Diverses études montre du reste la persistance de traces de DDT dans le corps humain plusieurs décennies après l’arrêt de son utilisation dans les pays industrialisés : ainsi cette étude australienne publiée en septembre 2011, qui révèle sa présence persistante dans le lait maternel, ou cette étude française de l’INVS qui mesure des concentrations de DDT ou de DDE (son métabolite, c’est-à-dire le produit de sa dégradation) plus faibles dans la population française que dans celle de pays voisins, « confirmant ainsi que, du fait de son interdiction, l’exposition au DDT a cessé depuis longtemps en France. »
Et alors, c’est grave ? Malheureusement, le critère de la toxicité est lui sujet à de vifs débats et recouvre différentes questions. Parmi ses effets nocifs possibles, l’EPA liste :
- Probable human carcinogen
- Damages the liver
- Temporarily damages the nervous system
- Reduces reproductive success
- Can cause liver cancer
- Damages reproductive system
L’Agence Internationale pour la Recherche sur le Cancer (IARC) classe le DDT dans la catégorie 2B, c’est-à-dire « potentiellement cancérogène pour l’homme » (Possibly carcinogenic to humans)
Faisant fi du principe de précaution, les partisans d’une levée de l’interdiction du DDT tiquent sur tous ces “possible”. Ils ont alors beau jeu de mettre à profit les incertitudes et les contradictions inhérentes aux différentes études médicales sur le sujet, qui échouent (fatalement) à établir un lien direct entre un produit précis et une pathologie multifactorielle. Sur le sujet plus large du lien entre pesticides et cancer, un article de synthèse de 2007 paru dans le Bulletin du Cancer arrive ainsi à cette conclusion ouverte à toutes les interprétations :
« Les données concernant l’association entre cancers et pesticides sont nombreuses mais d’interprétation délicate. »
Face à un sujet aussi polémique et confrontée à une urgence sanitaire mondiale bien réelle, l’OMS n’a pas toujours su, on peut le comprendre, sur quel pied danser. Dans un document de 139 pages publié en septembre 2011 sur Dix ans de partenariat et résultats de la lutte contre le paludisme, on est surpris que le DDT soit mentionné en tout et pour tout une seule fois… Une discrétion qui reflète peut-être un léger malaise. D’abord DDT-phile dans la lutte antivectorielle (ie l’écrabouillage des moustiques), l’OMS fut ensuite taxée de céder aux pressions écologistes en prônant une lutte antipaludique ouvertement DDT-phobe. En 2006, elle parut encore tourner casaque et revenir sur 30 ans de bannissement injuste en réévaluant sa politique à l’égard du DDT, déclarant que son utilisation à l’intérieur des habitations était sans danger pour la santé.
Retour à la raison ? C’est une lecture simpliste et partisane, qui oublie qu’en réalité, le DDT n’a jamais été interdit pour la lutte contre le paludisme dans les pays tropicaux. Il y était tout simplement moins efficace en épandages massifs, en raison du cycle de vie permanent des moustiques et du développement parallèle des résistances. La pulvérisation à l’intérieur des habitations ainsi que l’utilisation de moustiquaires imprégnées d’insecticides, les deux formes de lutte antivectorielle préconisées aujourd’hui signifient donc moins un retour en grâce du tout-DDT que la formalisation d’une utilisation circonstanciée et raisonnée… Un peu ce que prônait Carson, donc…
Ramones lobotomy
L’interdiction du DDT aux États-Unis dans les années 1970 ne doit pas qu’à la dynamique impulsée par Printemps silencieux. À cette époque, le pygargue à tête blanche, qui se trouvait menacé d’extinction, joua également un rôle significatif. Le quoi ? Le pygargue à tête blanche, ou bald eagle, ce rapace emblématique des États-Unis :
… et par ailleurs emblème des Ramones, utilisé par le groupe à de nombreuses reprises, comme sur l’hilarant single Ramones Aid, ovni de leur discographie sorti en 1986 :
Écolos les Ramones ? Pas franchement, même s’ils utilisèrent le thème du DDT dans une autre chanson, I Wanna Be Well. Et même pas politiques du tout, contrairement à ce que voudrait la vulgate punk-rock. La faute à des divergences profondes entre les membres du groupe et notamment entre Joey Ramone, le chanteur, et Johnny Ramone, le guitariste.
Teenage lobotomy ? Plus qu’au pygargue, c’est à Johnny que devait secrètement penser Joey en entonnant ce morceau. Ultra conservateur, antisémite, opposé à l’avortement et au mariage des gays, membre de la National Rifle Association, fan de Ronald Reagan, son président préféré (!), Johnny Ramone avait effectivement l’air d’avoir subi les dommages collatéraux d’une trop forte exposition au DDT…
Teenage Lobotomy – written by Joey Ramone, Johnny Ramone, Dee Dee Ramone, Tommy Ramone
Lobotomy, lobotomy, lobotomy, lobotomy! DDT did a job on me Now I am a real sickie Guess I’ll have to break the news That I got no mind to lose All the girls are in love with me I’m a teenage lobotomy
Slugs and snails are after me DDT keeps me happy Now I guess I’ll have to tell ‘em That I got no cerebellum Gonna get my Ph.D. I’m a teenage lobotomy
Lobotomy, lobotomy, lobotomy, lobotomy! DDT did a job on me Now I am a real sickie Guess I’ll have to break the news That I got no mind to lose All the girls are in love with me I’m a teenage lobotomy
Lobotomy, lobotomy, lobotomy, lobotomy!
DDT did a job on me
Now I am a real sickie
Guess I’ll have to break the news
That I got no mind to lose
All the girls are in love with me
I’m a teenage lobotomy
Slugs and snails are after me
DDT keeps me happy
Now I guess I’ll have to tell ‘em
That I got no cerebellum
Gonna get my Ph.D.
I’m a teenage lobotomy
Lobotomy, lobotomy, lobotomy, lobotomy!
DDT did a job on me
Now I am a real sickie
Guess I’ll have to break the news
That I got no mind to lose
All the girls are in love with me
I’m a teenage lobotomy
—
“Teenage Lobotomy” as written by Joey Ramone, Johnny Ramone, Dee Dee Ramone, Tommy Ramone