Alterscience – postures, dogmes, idéologie (Alexandre Moatti – insane lectures #11)

Qu’est-ce que l’alterscience ? Une autre science, une science différente, dans l’esprit de ses promoteurs, mais aussi une science altérée, dévoyée, dans laquelle postures, dogmes et idéologies prennent le pas. Qui sont les alterscientifiques ? Des scientifiques professionnels ou, à tout le moins des personnes véritablement formées à la science, ne s’autoproclamant pas simplement scientifiques, qui, à un moment ou un autre et pour divers motifs, basculent en quelque sorte de l’autre côté, évoluant en marge de la science tout en cherchant à s’y inscrire coûte que coûte.

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C’est en étudiant les opposants à la théorie de la relativité qu’Alexandre Moatti a commencé à tirer les fils d’un écheveau de théories alterscientifiques qui ne se restreint pas à la physique, mais s’étend aussi à la cosmologie ou aux sciences du vivant. La première partie de l’ouvrage est un examen minutieux de ce qui rassemble les hommes porteurs de ces théories par- delà leurs disciplines et les époques – définissant ainsi ce qui est alterscience et ce qui ne l’est pas. Les invariants sont nombreux. Sur le plan des idées : une théorie (plus ou moins construite, mais l’alterscience ne s’arrête pas à la dénonciation ou au scepticisme et ambitionne d’œuvrer à la construction des connaissances), une attraction – répulsion pour les auteurs de référence (Einstein, Newton, évidemment) qui confine au cas psychiatrique, l’incapacité à saisir les théories récentes faute d’y avoir été formé. Sur le plan des postures : des figures de style récurrentes, la vitupération incessante à l’égard des Académies, une idéologie douteuse qui donne assez prise aux dérives nauséabondes.

Il est remarquable qu’Alexandre Moatti, tout au long de ces portraits d’hommes aussi fascinants que détestables, reste à constante distance sans jamais les réfuter ni les juger, se contentant de les citer et laissant leurs propres paroles opérer contre eux. C’est à peine si, au détour d’une conclusion, il se lâche à ironiser sur ces alter-Galilée des temps modernes autoproclamés, gémissant sur leur sort : « Et pourtant, elle ne tourne pas. » Naturellement, cette manière de faire réclamera un peu d’attention pour ne pas confondre exposé d’une pensée et acquiescement.

Il est particulièrement intéressant de (re)visiter des auteurs des 18e et 19e siècles qui font partie de notre paysage intellectuel sans qu’on sache bien quelles étaient exactement leurs idées – et pour ce qu’Alexandre Moatti nous en livre, il n’est pas certain qu’eux-mêmes l’aient su. Ainsi Saint-Simon, qui n’avait rien compris à la science de son temps ni à Newton, et dont la pensée, sous couvert de tout rapporter à la gravitation, était profondément religieuse. Ainsi Marat, en quête de gloire par l’entremise d’une brève carrière de physicien qui le vit publier des mémoires sur la lumière, sur le feu, sur l’électricité – hélas, c’est dans l’eau qu’il finit par périr. Ainsi Fourier qui emprunte à Newton son nom, mais pas ses idées, se préoccupant de la sexualité des planètes quitte à abandonner toute plausibilité. Ainsi Comte (oui, le père du positivisme), capable de s’enorgueillir de n’avoir pas lu un seul journal depuis 4 ans.

Un autre grand mérite du livre est de constamment resituer cette alterscience dans son contexte historique, alors que l’on a trop fréquemment dans les récits d’histoire des sciences l’impression d’une activité désincarnée. Parce qu’il est beaucoup question d’idéologie, la politique n’est jamais loin. Elle affleure de façon parfois grotesque, à l’occasion d’un discours de Chirac vantant les mérites de Maurice Allais ou d’une lettre de Giscard au créationniste Guy Berthaud (épisodes sans conséquence, mais qui en disent long sur un certain manque de discernement des élites). Plus souvent, elle charrie des relents plus déplaisants : l’antisémitisme semble récurrent (sidérante, cette lettre remplie de haine écrite à Einstein par Le Bon, personnage politiquement inclassable, mais récupéré par Vichy, la Nouvelle Droite ou le Front National) ; les nationalismes instrumentalisent l’alterscience aussi bien que la science (il est marquant que l’antagonisme des nations ait conduit l’immense Haeckel à abandonner sa médaille Darwin lors de l’entrée en guerre en 1914). Toujours sur le plan politique, il est bon de rappeler que l’on trouve, derrière les douces rêveries spatiales d’un Jacques Cheminade, candidat par deux fois à une élection présidentielle dans notre beau pays, les idées bien étranges du « technofasciste » Lyndon Larouche, globalement tues par les journalistes politiques lors de la campagne de 2012. Il est bon de mentionner, aussi, que du côté de « l’ultragauche », l’antiscience n’est pas forcément très éloignée des respectables bacchantes de José Bové, en la personne de certains mouvements rejetant non seulement la technologie en bloc, mais encore le darwinisme. Une position de prime à bord très étrange, mais qui repose sur l’erreur historique ayant consisté à identifier Darwin au darwinisme social et à le ranger du côté du capitalisme (erreur dans laquelle Marx et Engels se fourvoyèrent les premiers). On aboutit ainsi à des considérations aberrantes, taillées dans une forêt de raccourcis, que ne renierait pas Harun Yahya (au sujet de ce dernier, relevons qu’Alexandre Moatti a assisté par deux fois à une intervention publique de son mouvement, ce qui force le respect).

Le soubassement religieux de beaucoup de ces dévoiements de la science donnerait certainement matière à réfléchir aux partisans du dialogue entre science et religion. S’il n’est pas étonnant que la religion soit au centre des oppositions à Darwin, on découvre des prolongements en cosmologie qui ne sont généralement pas mentionnés dans les livres traitant de l’évolutionnisme. Ainsi y eut-il en France en plein 20e siècle, des ingénieurs pour lancer des Cercles d’études centrés sur une théorie géocentrique. Ces ponts ne doivent pas étonner, car dans le petit monde de l’alterscience, on trouve essentiellement tribune auprès d’autres alterscientifiques, quelle que soit leur discipline. C’est pourquoi l’on peut voir notre Georges Salet, polytechnicien et ingénieur du génie maritime, apôtre de l’évolution régressive évoqué ailleurs en ces lieux, intervenir dans les conférences du Cercle de Physique Alexandre Dufour. Il serait intéressant de prolonger l’examen de ces connexions à des cercles plus actuels, quitte à sortir de la définition restrictive de l’alterscience (on peut songer à l’UIP ; aux liens idéologiques entre créationnismes et climatoscepticisme, etc.).

N’allez pas croire que le propos du livre soit si sombre et désespérant qu’il pourrait en avoir l’air. La fréquentation de toute cette tartuferie étalée au grand jour est au contraire réjouissante. On se régale par exemple, de ces suites d’arguments de type « chaudron freudien », consistant à affirmer que la théorie d’untel est fausse tout en avançant qu’elle est de toute façon le fruit d’un plagiat (une variante alterscientifique des bretelles et de la ceinture, d’après le sophisme prêté à Freud : « Je ne t’ai jamais emprunté de chaudron, et d’ailleurs il était déjà percé quand tu me l’as prêté »). Et pour se convaincre, après tout, que ces alterscientifiques ne sont que le produit banal de nos sociétés, on se rappellera que leur plus grande « qualité », ainsi que le rappelle Alexandre Moatti, est ce que Schopenhauer, dans L’Art d’avoir toujours raison, analysait comme « l’obstination à défendre une thèse qui nous semble déjà fausse à nous-même ».

 

Alterscience – Postures, dogmes, idéologies, de Alexandre Moatti, Odile Jacob, 334 p., 23,90 €

 

En savoir +:

Le blog d’Alexandre Moatti

 Casseurs de science, une histoire des malsavants, la critique de l’ouvrage par David Larousserie.

livres de sciences: les prix du bLoug 2012

C’est l’heure du bilan 2012 de la rubrique littéraire du bLoug : de la science racontée de différentes façons, parfois brillamment, parfois beaucoup moins ; lu pour vous en toute partialité :

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Prix spéciaux

Prix du bronzage intelligent : Il était une fois… les Romains en Languedoc, Georges Mattia (Errance, 250 p., 27, 00 €). Une collection de chronique archéologiques, initialement publiées dans le Midi Libre, à déguster sur la plage avant quelques huîtres (qui n’étaient  pas du tout les mêmes du temps des Romains) et un petit blanc.

Prix du livre dont j’ai vraiment beaucoup aimé dire du bien, peut-être parce qu’il réveille un vieux désir d’aventure : Au-delà d’un naufrage – Les survivants de l’expédition Lapérouse, Jean-Christophe Galipaud, Valérie Jauneau (Errance, 288 p., 30, 00 €). Un ouvrage en forme de jeu de piste sur les traces historiques et archéologiques des survivants de l’expédition Lapérouse ; un peu foutraque mais vraiment dépaysant. (critique complète)

Prix du bizutage militant : Darwinisme et Marxisme, Anton Pannekoek et Patrick Tort (Arkhê, 256 p., 19,90 €). Mon entrée dans le monde de la chronique littéraire scientifique : rugueux quand même. (critique complète)

 

Prix scientifiques

Prix du premier ouvrage : Histoire des dinosaures, Ronan Allain (Perrin, 228 p., 19,90 €) Il m’a dit que ça avait été une tannée à écrire, mais on l’encourage à recommencer, non ? Attention, pour une fois, le titre veut dire quelque chose : il s’agit bien d’une Histoire des dinosaures, pas simplement d’un énième livre sur les dinosaures.

Palme de silex : La Préhistoire du cinéma – Origines paléolithiques de la narration graphique et du cinématographe, Marc Azéma (Errance, 293 p., 39, 60 €). Il a bougé le lion là ? Mais, non t’es con, c’est la flamme de ta torche sur la paroi de la grotte. Ah… ça me donne une idée… Beau, didactique et avec 1 DVD (critique complète)

Prix de la modestie : Pourquoi je n’ai pas inventé la roue, et autres surprises de la sélection naturelle, Michel Raymond, (Odile Jacob, 206 p., 20,90 €). Michel Raymond a toujours pas mal de choses à raconter ; tiens, par exemple, ici, ça parle beaucoup de biomimétique, et c’est à l’honneur en ce moment avec l’expo Vinci. (critique complète)

Médaille 30 millions d’amis : Kamala, une louve dans la famille, Pierre Jouventin (Flammarion, 343 p., 21,00 €). Parce qu’un écologue et éthologue suffisamment timbré pour vivre avec un loup dans sa maison en arrive à vous donner des idées sur un sujet d’archéozoologie bigrement discuté : le process de domestication du chien.

Prix du livre dont la réponse est non : Un crapaud peut-il détecter un séisme ? 90 clés pour comprendre les séismes et tsunamis, Louis Géli, Hélène Géli (Quae, 173 p., 21,00 €). Reste que 5 jours avant le tremblement de terre de L’Aquila (2009), ils ont déserté les lieux ; ça prouve au moins qu’il est plus facile d’être crapaud qu’expert scientifique en Italie.

Prix du titre le plus poétique : Le bitume dans l’Antiquité,  Jacques Connan (Errance, 272 p., 35,00€). Tout est dit.

 

Prix citoyens

Prix du livre suisse utile : Manifeste pour les grands singes, Christophe Boesch, Emmanuelle Grundmann, Blaise Mulhauser (PPUR, 143 p., 15, 00 €). En réalité, ça parle surtout de forêt et de biodiversité, mais ça vous fera réfléchir à deux trois choses avant d’acheter vos meubles de jardin. Obligatoire.

 

Prix de l’effroi : Créationnismes, mirages et contrevérités, Cédric Grimoult (CNRS Éditions, 221 p., 20,00 €), pour cette citation : « les créationnistes ont déjà gagné lorsqu’ils réclament que l’on évoque leur opinion dans les cours de biologie, dans la mesure où, même dans notre pays, il n’est plus guère possible d’enseigner la théorie de l’évolution sans être assailli de questions au sujet des objections religieuses. » Le pire, c’est qu’il a raison.

Prix du livre qui a une drôle d’odeur, quand même : L’inavouable histoire du pétrole – Le secret des 7 sœurs, Frédéric Tonolli (La Martinière, 256 p., 30,00 €). Documentariste, Frédéric Tonolli fait les dessous de tapis de la géopolitique et ça sent l’hydrocarbure partout ; on a beau le savoir, on ne le sait jamais vraiment assez.

Prix du mal de mer : Capitaine Paul Watson, Entretien avec un pirate, Lamya Essemlali, Paul Watson (Glénat, 283 p., 22,00 €). Certes, c’est une hagiographie, et la misanthropie du personnage peut heurter. Mais les océans en ont besoin (et c’est un copain de Gojira).

 

Special bargain

Prix du livre que j’ai aimé déchirer au Monoprix jusqu’à ce qu’ils le retirent des rayons : je ne vous le dirai pas mais ça a été « écrit » par deux frères.

Prix de l’attachée de presse la plus zélée : Tous cobayes ! OGM, pesticides, produits chimiques, Gilles-Éric Séralini. (Flammarion, 255 p., 19,90 €). Plus rapide que La Redoute. Tiens donc ?

Prix de l’erreur de casting : Changer le comportement de votre chien en 7 jours – Hyperactivité, agressivité, peurs…, Joël Dehasse (Odile Jacob, 245 p., 21, 00 €). Je n’ai pas de chien.

Prix du fail de traduction : Une introduction à l’évolution, Carl Zimmer (De Boek, 450 p., 47,00 €). Avec des “platypus à bec de canard” dedans. Et quel titre ! (critique complète).

 

Une introduction (saccagée) à l’évolution (Carl Zimmer – insane lectures #10)

Que donne Une introduction à l’évolution du fameux Carl Zimmer ? En français, pas grand chose: des serpents à fourrure, des sapiens vieux de 20000 ans et une bonne indigestion qui fait verdir ce pauvre Darwin.

(insane lectures #10)

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Carl Zimmer fait partie des science writers qui comptent : il écrit sur la biologie et l’évolution pour de nombreux supports et tient un blog réputé, The Loom, hébergé par Discover, ainsi qu’un site qui a le bon goût de vous accueillir avec Megaloceros giganteus. Il est aussi auteur à succès d’ouvrages de vulgarisation dans une veine un peu catchy (les tatouages & la science, les parasites…).

Introduction à l’évolution : Ce merveilleux bricolage, paru chez De Boeck en mars 2012, est d’une autre trempe. Publié dans sa langue d’origine en 2010, c’est, comme son titre français l’indique, une introduction au cadre conceptuel de l’évolution. Soit, plus qu’un exposé historique de la naissance et de la diffusion de la théorie, dont regorgent déjà les librairies, une présentation abordable de ses principes essentiels et de ses grands mécanismes, illustrée par les études les plus récentes.

Inutile de dire que le programme est alléchant. Malheureusement, le résultat escompté n’est pas là – et ce pour deux catégories de raisons.

Commençons par les quelques défauts imputables à Carl Zimmer.

Son exposé historique de la théorie de l’évolution est faiblard (avec une mise en valeur incongrue de Wallace, et Malthus (encore et toujours) cité comme seule référence intellectuelle de Darwin, ce qui est pour le moins réducteur…), tout comme l’est celui de l’histoire de notre lignée. Carl Zimmer est heureusement bien plus à l’aise sur son domaine de prédilection, la biologie.

Pour ce qui est de la forme, il y a quelques bons trucs de vulgarisation, dont cette excellente idée de consacrer les débuts de chapitres au travail d’un chercheur spécifique, pas forcément connu, censé illustrer et servir de (mince) fil conducteur à la thématique du chapitre. Voilà un peu de chaleur dans un exposé par ailleurs assez froid.

Si le registre de langue convient à l’entreprise de vulgarisation, on peut tout de même lui reprocher l’abus de certaines facilités (« les tétrapodes étaient des animaux relativement informes » nous renseigne assez mal de leur aspect) et de faire un peu trop de la Nature un sujet (la plante fait ceci, l’animal fait cela pour évoluer).

Enfin, il est difficile de captiver le lecteur sur la durée avec des exemples souvent centrés sur des bactéries,  guêpes et autres lézards exotiques auxquels nous ne sommes même pas présentés (l’euplecte veuve-noire est un oiseau, figurez-vous).

 

Passons maintenant à ce qui ne doit rien à l’auteur.

L’éditeur, d’abord : De Boek, maison tournée vers l’enseignement, de la maternelle au secondaire, vers qui le lecteur amateur de vulgarisation se tournera d’autant moins spontanément qu’elle lui inflige en immonde couverture un Darwin verdâtre qui n’arrange pas les affaires d’un format qui tient déjà du manuel indigeste. Comparez avec la superbe (et intelligente) couverture originale :

On pourra également conseiller aux équipes éditoriales de prêter un peu plus d’attention aux textes qu’ils corrigent. Certaines coquilles ne prêtent pas à conséquence (l’année de publication de la théorie des équilibres ponctués par Gould et Elredge) ou peuvent faire sourire (le botaniste Hoover fait référence à J. Edgar ou à la marque d’aspirateur ? [il faut lire Hooker (1817 - 1911), l’ami cher de Darwin, qui fut en première ligne lors du débat d’Oxford]. D’autres sont plus fâcheuses, comme ces plus vieux fossiles de sapiens datés de 20 000 ans [il manque un 0]) en plein dans un résumé de chapitre.

Le titre, maintenant. Introduction à l’évolution… Whaou ! Non ? Heureusement que la bien peu originale référence à François Jacob du sous-titre, Ce merveilleux bricolage, relève légèrement le niveau.

Le titre anglais avait quand même une autre classe : The Tangled Bank: An Introduction to Evolution. Seulement voilà, The Tangled Bank, expression qui figure au tout début du dernier paragraphe de L’Origine des espèces, était presque impossible à traduire en français selon le traducteur.

C’est en partie vrai. Google traduit gaillardement en La Banque Tangled. L’extrait de L’Origine des espèces en frontispice, tiré du texte établi par Daniel Becquemont à partir de la traduction d’Edmond Barbier (Garnier-Flammarion, 1993) propose rivage luxuriant, ce qui, il est vrai, convient mieux à un catalogue d’agence de voyages. Quant à la nouvelle traduction d’Aurélien Berra (sous la direction scientifique de Patrick Tort et linguistique de Michel Prum, sortie chez Slatkine et chez Champion, malheureusement toujours ignorée des éditeurs ou des auteurs), son talus enchevêtré renvoie plus à une fiche de mission de la DDE.

Soit, passons, sur le titre. Hélas, c’est l’ensemble de la traduction qui semble desservir l’ouvrage de Zimmer.


Le traducteur, Bernard Swynghedauw, est Docteur en Médecine et travaille au Centre Cardiovasculaire de l’Hôpital Lariboisière. Déjà, il aurait pu traduire son propre nom. Par ailleurs, il n’est pas certain qu’il ait offert le pédigrée idéal pour ce type d’ouvrage. Voici pourquoi.

Assez souvent, le texte a tout du « traduidu », soit une traduction mot-à-mot relativement correcte, mais ne faisant aucun cas des contextes d’émission et de réception (style de l’auteur, public visé).

On lit ainsi ce type de phrases : « Les singes les plus proches, maintenant disparus, appartiennent au groupe des hominidés. » Voilà qui a le don de me plonger dans des abîmes de perplexité : fondamentalement, cela ne semble pas faux, mais, d’un autre côté, ça ne veut rien dire non plus…

On déniche également bon nombre de mots sonnant bizarrement, qui ont tout l’air d’anglicismes mal maîtrisés : des arbres « évolutionnistes » (pour « evolutionary tree », je suppose), prokaryotes (au lieu de procaryote), Triassique au lieu de Trias, ou encore le platypus à bec de canard (ouais, l’ornithorynque, quoi).

Par moment, cela confine vraiment au ridicule (à moins que des spécialistes aient l’amabilité de me contredire) : ainsi apprend-on des choses sur les « motifs de pelage éclatants des  serpents » ou  les doigts recouverts de plumes d’Acanthostega (un genre de tétrapode fossile, qui, sauf erreur, vivait dans l’eau…). On est également heureux d’apprendre que « les jeunes marsupiaux naissent en vie » (le sont-ils encore au moment de mourir ?), on partage volontiers l’émotion de Dart lorsqu’il « identifia le crâne d’un enfant avec des yeux regardant droit devant » (l’enfant de Taung, soit Australopithecus africanus) ou l’effroi du petit monde des paléontologues lorsqu’il fut « électrifié » par je ne sais plus quelle découverte.

Pinaillage ? Voire. À force de paragraphes conjuguant lourdeurs et bévues, on en vient à se méfier de tout ce que raconte l’auteur et à souhaiter que se conclue rapidement cette Introduction à l’évolution, qui s’avère bel et bien être un « talus enchevêtré ».

des nouvelles de Lapérouse (insane lectures #9)

Du nouveau dans l’énigme du naufrage de l’expédition Lapérouse

(insane lectures #9)

Un ouvrage en forme de jeu de piste sur les traces historiques et archéologiques des survivants de l’expédition Lapérouse.

C’est une des énigmes de mer les plus célèbres. Que sont devenus les quelque 200 marins et scientifiques de l’expédition Lapérouse, disparue corps et biens en 1788 à Vanikoro, dans les îles Salomon, au nord du Vanuatu ?

Parties de Brest en 1785, la Boussole et l’Astrolabe, les deux frégates de l’expédition commandée par Jean François de Galaup, comte de La Pérouse, devaient permettre à la France de se hisser au niveau de l’Angleterre de James Cook. Les objectifs, à la fois diplomatiques, commerciaux et scientifiques, étaient nombreux. Le trajet ambitieux. Le cap Horn vaincu, les navires reconnurent les côtes orientales des Amériques, complétèrent l’exploration des côtes asiatiques, puis cinglèrent vers les dernières terres inexplorées du Pacifique Sud. C’est là qu’on perd leur trace. Et que l’histoire, entre traditions orales, écrits partiaux de navigateurs et intrigues des chasseurs de trésor, cède la place au mystère.

Archéologue et historien du Pacifique, Jean-Christophe Galipaud entreprend de le dissiper dans un ouvrage coécrit avec la journaliste Valérie Jauneau. Grâce aux travaux d’un groupe de passionnés et de l’Institut de Recherche pour le Développement, le dossier Lapérouse est désormais solidement étayé. Plusieurs fouilles archéologiques ont permis de reconstituer le scénario de l’après-naufrage et de redécouvrir formellement le campement des rescapés. Les sources historiques, dont certaines inédites, ont elles aussi livré leur part de vérité.

Des pistes brouillées

En donnant à voir en creux combien cette reconstitution fut délicate, ce livre-enquête permet de sentir la complexité du travail de l’historien. Dès après le naufrage, la tourmente de la Révolution française relègue la recherche de survivants au second plan, laissant libre cours aux spéculations et à la rumeur. Ce n’est que quarante plus tard que le baroudeur irlandais Dillon puis le Français Dumont d’Urville, qui admire « les héros de savoir plus que de batailles », localisent les traces matérielles du naufrage. Tous deux recueillent les témoignages d’un événement vivace dans les mémoires, mais les interprètent de façon subjective. Entre 1880 et 1930, marins des Nouvelles-Hébrides voisines, appâtés par un hypothétique trésor, ou administrateurs de l’île plus ou moins férus de sciences, exhument des pièces sans concertation ni méthode. Ces fouilles sauvages brouillent encore un peu plus les pistes…

Dans cet écheveau de sources, le lecteur pourra être décontenancé par la structure d’ensemble de l’ouvrage et sera parfois en mal de repères. Mais le livre, qui emprunte le ton du récit d’aventure, est aussi une invitation à lâcher prise et à se laisser porter à travers les époques. Les riches illustrations qui le composent pour moitié aideront à l’immersion. Gravures, photographies d’époque, ou tableaux réalisés lors des fouilles par le peintre de marine Michel Bellion, offrent une immersion complète à Vanikoro.  Et témoignent des rudes conditions d’existence sur l’île, pour les chercheurs comme pour les naufragés avant eux.


Les très nombreux vestiges exhumés éclairent les efforts des rescapés pour organiser leur escale impromptue avant de tenter de repartir. Dans un coin du campement, la porcelaine et le verre, dans un autre les instruments scientifiques. A l’écart, les armes et munitions, pour leur défense face aux tribus indigènes. Si certains restèrent sur l’île, la plupart connurent probablement un destin plus funeste…

« A-t-on des nouvelles de Monsieur de La Pérouse ? » aurait demandé Louis XVI au moment de passer sur l’échafaud. Ce livre permet de répondre par l’affirmative. Tardivement, mais de fort belle façon.

Jean-Christophe Galipaud et Valérie Jauneau, Au-delà d’un naufrage, les survivants de l’expédition Lapérouse, Actes-Sud/Errance/IRD, 288 p., 30,00 €

Article publié le 30 juin 2012 dans Le Monde, cahier sciences et techno.

Un entretien avec Jean-Christophe Galipaud  sur le site de l’Institut de Recherche pour le Développement

De belles photos des fouilles sur le site du photographe Teddy Seguin

La Préhistoire du cinéma (Marc Azéma) (insane lectures #8)

Le premier festival de film consacré à la Préhistoire, Objectif Préhistoire, se déroulera du 5 au 7 juillet 2012 au Centre de Préhistoire du Pech Merle à Cabrerets dans le Lot. Pour patienter jusqu’à cet événement unique en son genre, qui s’adresse à tous les publics, amateurs et professionnels, intéressés par la Préhistoire,  une critique de l’ouvrage La Préhistoire du cinéma, de Marc Azéma, organisateur du festival et spécialiste de l’art pariétal paléolithique.

 

Quand la préhistoire faisait son cinéma

(insane lectures #8)

 

Les représentations du mouvement des animaux dans l’art pariétal seraient la « première séance » du cinéma.

Et si les salles obscures avaient d’abord été des grottes ? Oubliez l’histoire officielle de la première projection des frères Lumière en 1895 et préparez-vous à un impressionnant flash-back de 32 000 ans jusqu’aux panneaux ornés de la grotte Chauvet, en plein Paléolithique supérieur. C’est à partir de là que seraient jetées les bases de la grammaire et de la technique du cinéma : la figuration narrative et l’animation séquentielle, deux concepts qui, combinés et associés à la technique de la photographie rapide, aboutiront au cinématographe.


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De prime abord surprenante, cette thèse du préhistorien Marc Azéma, membre de l’équipe scientifique de la grotte Chauvet, fait pleinement sens à la lecture de La Préhistoire du cinéma. Et c’est naturellement par l’image que jaillit l’évidence : habilement conçu, l’ouvrage est riche de très nombreuses photographies et illustrations d’après relevés. Elles nous guident dans la compréhension de la décomposition du mouvement des animaux peints sur les parois des grottes, qu’elles soient célèbres (Lascaux, Chauvet) ou pas (comme La Baume Latrone, dans le Gard).

Cet aspect didactique est précieux. Il faut un œil exercé pour saisir des animations parfois discrètes – un mouvement d’oreille ou de queue, fruit du travail d’observation de vrais éthologues des cavernes. Ailleurs, dans des scènes plus spectaculaires comme le Grand Panneau de la grotte Chauvet sur lequel les peintres aurignaciens ont représenté une multitude de lions des cavernes et des bisons, il faut comprendre que la scène est organisée en séquences et implique un déplacement du spectateur de gauche à droite, pour pleinement saisir l’aspect cinématographique de cette chasse spectaculaire.

 

les lions en chasse de la grotte Chauvet

Lui-même réalisateur, Marc Azéma sait trouver les exemples pour illustrer les différentes techniques employées par les pré-cinéastes : plans et séquences, effets panoramiques et travellings, décomposition du mouvement par juxtaposition d’images successives, ou par superposition, pour donner par exemple l’illusion du trot ou du galop en démultipliant le nombre de pattes. Comme dans notre cinéma moderne, ils comptaient également sur la lumière, diffuse et vacillante, pour prêter vie aux images et  créer des jeux d’ombres avec les parois. Ils créaient aussi des jouets optiques que l’on faisait pivoter rapidement pour donner l’illusion du mouvement. Ces « thaumatropes », dont on datait l’invention à 1825, sont les précurseurs de la caméra et sont le fait des Magdaléniens ! On peut suivre la passionnante reconstitution de l’un d’eux, une petite rondelle en os représentant un isard, dans un des films du DVD qui accompagne le livre.

Reconstitution d'un thaumatrope, jouet optique qui exploite le phénomène de la persistance rétinienne.

 

Ces procédés de narration graphique et d’animation séquentielle inventés par les artistes chasseurs des cavernes se sont ensuite perfectionnés au fil des époques, préfigurant le cinéma, mais aussi la bande dessinée. La deuxième partie de l’ouvrage en aborde plusieurs exemples. Certains sont relativement familiers, comme le Livre des Morts égyptien, la colonne Trajane romaine ou encore la tapisserie de Bayeux. D’autres moins connus ou plus inattendus, tels les rouleaux enluminés japonais, les oeuvres des Mochica du Pérou, ou bien l’irruption des phylactères dans les annonciations de l’Archange Gabriel à la Vierge Marie peintes aux XVe et XVIe siècles.

Un prochain chapitre à cette préhistoire vivante du cinéma paraît tout trouvé : les représentations de phoques de la grotte de Nerja (Andalousie) ont récemment été datées d’environ 43 000 ans,  ce qui en ferait la plus ancienne grotte décorée de l’humanité, loin devant Chauvet. L’homme de Néandertal, auteur présumé de ces peintures encore inanimées, a-t-il aussi participé à l’invention du cinéma ?

 

« La Préhistoire du cinéma, Origines paléolithiques de la narration graphique et du cinématographe »,de Marc Azéma (Errance, 300 pages et un DVD, 39 € ).

 

Article publié le 31 mars 2012 dans Le Monde, cahier sciences et techno.

Vous pouvez suivre l’actualité (films en pré-sélection, noms des invités …) sur la page facebook : Objectif Préhistoire et sur le site internet : pechmerle.com

Pourquoi je n’ai pas inventé la roue (Michel Raymond)(insane lectures #7)

 

La sélection naturelle en roue libre

(insane lectures #7)

 

Une indispensable clé de compréhension du vivant mise à portée de tous.

Richard III ne propose pas de troquer son royaume pour un cheval complètement par hasard. Quoique ignorant des principes de l’évolution et de la sélection naturelle, le personnage de Shakespeare sait intuitivement que la roue ne procure aucun avantage en l’absence de route : les jambes d’un cheval seront bien plus efficaces pour aller loin et vite que n’importe quel carrosse. Ce qui explique, problèmes physiologiques mis à part, que la roue n’ait pas été sélectionnée dans le règne animal – bien que son principe soit à portée des bactéries du genre Rhizobium, du fait de leur petite taille.

À travers cet exemple et mille autres surprises de la sélection naturelle, Michel Raymond, de l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier, entend résorber le décalage entre l’intérêt du public pour l’évolution et sa connaissance vague du mécanisme de la sélection naturelle, en lui faisant découvrir ce qu’est une adaptation et comment elle se construit.

Bref, alerte et aisément accessible, Pourquoi je n’ai pas inventé la roue choisit de multiplier les cas concrets plutôt que de s’appesantir en démonstrations. Quelques-uns tiennent du point de passage obligé : l’exemple canonique de la phalène du bouleau, l’apparition d’organes complexes comme l’œil, ou encore la sempiternelle métaphore de l’horloge. L’auteur évite toutefois le piège de la redite en nous emmenant sur des terrains moins souvent vulgarisés. On apprendra ainsi beaucoup de choses sur la latéralité chez les poissons, la résistance aux insecticides des moustiques dans le sud de la France ou encore la façon dont la migration empêche l’apparition de résistances aux rayons ionisants et entrave ainsi l’adaptation des hirondelles de Tchernobyl.

 

Réponse aux créationnismes

À toute bonne idée humaine, on a beau jeu de trouver un précédent dans le monde animal. Le chapitre consacré aux applications de la sélection naturelle en ingénierie regorge lui aussi d’exemples. Vous saviez sans doute que l’on envie la solidité à toute épreuve du fil de l’araignée, mais aviez-vous entendu parler de la structure en mille-feuilles de la coquille de l’ormeau ? Ou de la morphologie anti-UV des pétales de l’edelweiss ? Ces solutions ingénieuses élaborées par la nature sont non seulement imitées par les ingénieurs (c’est le biomimétisme), mais les mécanismes mêmes de la sélection naturelle sont eux aussi copiés, grâce à l’informatique, pour faire émerger des solutions à des problèmes qui échappent aux méthodes classiques.

C’est que la recette de la sélection naturelle est finalement assez simple : variation, transmission et reproduction différentielle. L’ouvrage, qui se défend d’être un traité sur l’évolution, s’en tient à ces trois ingrédients et laisse de côté tout le reste. Y compris Charles Darwin et la réception de ses idées. Une impasse somme toute cohérente avec l’objet du livre : montrer la sélection naturelle à l’oeuvre en évacuant les difficultés de la théorie et les aspérités polémiques – le livre peut toutefois aussi être lu comme une réponse implicite aux créationnismes, dont les arguments sont balayés au fil des pages par une avalanche de faits.

C’est particulièrement vrai pour le dernier chapitre, consacré à l’homme. Michel Raymond y évoque différentes pistes illustrant que l’animal que nous sommes subit lui aussi les effets de la sélection, et que les phénomènes culturels que sont la politique, la morale ou la religion sont susceptibles de nous conférer un avantage reproductif.

Si l’ouvrage se destine préférentiellement à un public néophyte, il faut souligner qu’il ne cède rien aux exigences de rigueur, et les notes détaillées et références scientifiques les plus récentes complétant le texte retiendront l’intérêt des lecteurs plus aguerris en sciences de l’évolution.

Michel Raymond, Pourquoi je n’ai pas inventé la roue, et autres surprises de la sélection naturelle, Odile Jacob, 206 p., 20,90 €

 

Michel Raymond est directeur de recherche au CNRS, et dirige une équipe de recherche en Biologie Evolutive Humaine à l’Institut des Sciences de l’Évolution de Montpellier. Il présente ses ouvrages sur son site cromagnontoimememe.fr.

Article publié le 14 Avril 2012 dans Le Monde, cahier sciences et techno.

 

Darwinisme et Marxisme (P. Tort & A. Pannekoek) (insane lectures #6)

 

D’un matérialisme l’autre

(insane lectures #6)


Darwinisme et marxisme : comment articuler les deux pensées les plus englobantes du XIXe siècle ?

C’est un dialogue qui s’instaure à un siècle de distance. Amorcé par la brochure du théoricien marxiste hollandais Anton Pannekoek, Darwinisme et Marxisme, publiée en 1909 à l’occasion du centenaire de la naissance de Charles Darwin. Et alimenté par Patrick Tort, directeur de l’Institut Charles Darwin International, qui délivre un commentaire du texte, ici traduit pour la première fois à partir de l’original néerlandais.

Pannekoek était un astronome de renom – il mena de front études théoriques sur notre galaxie et expéditions de cartographie et de spectrographie des étoiles, tout en écrivant une histoire de sa discipline. Dans le contexte des luttes sociales du 20e siècle naissant, il concevait la science en militant de la classe ouvrière, c’est-à-dire comme un moyen de son émancipation. Propagandiste efficace doublé d’un vulgarisateur talentueux, il alliait clarté d’exposition et rigueur du propos. Aussi Darwinisme et Marxisme offre-t-il un résumé d’une grande simplicité formelle de la théorie de l’évolution des espèces, qui parvient à rester d’actualité en dépit de l’avancée des connaissances.

S’adressant directement aux ouvriers, le théoricien révolutionnaire qu’était Pannekoek ne pouvait s’abriter derrière le paravent de trop nombreuses références. Le théoricien de la connaissance pointilleux qu’est Patrick Tort rétablit l’équilibre : au fil des idées du Hollandais, il distille précisions, rectificatifs et développements. Ici pour suggérer des sources implicites, là pour citer Darwin à la lumière de ses nouvelles traductions. En permanence pour indiquer au lecteur les fidélités et les écarts de Pannekoek à la pensée du naturaliste anglais. La gymnastique entre texte et commentaire demande de l’attention au lecteur, mais, le plus souvent, il se laissera emporter par ce dialogue fécond entre la voix militante et celle de l’érudit – sous réserve, tout de même, de posséder quelques notion préalables sur les concepts abordés.

 

Darwinisme, marxisme : un rendez-vous manqué

Creusant un sillon précédemment entamé, Patrick Tort éclaire l’histoire des relations entre ces deux grandes pensées qui se structurent au même moment sans vraiment se rencontrer. Un rendez-vous manqué. Par Marx, Engels ou Kautsky. Mais aussi par Pannekoek, en dépit d’une lecture plus attentive des texte fondateurs de Darwin.

L’Origine des espèces (1859) ne pouvait qu’être favorablement accueillie par Marx et Engels. Elle leur offrait la démonstration d’un développement historique de la nature pouvant servir de socle à leur « évolutionnisme » social – Marx se félicita d’avoir trouvé «la base fournie par les sciences naturelles à la lutte historique des classes». En réalité, leur compréhension du darwinisme s’arrêtait à cette idée et à quelques analogies utiles. Leur enthousiasme initial s’évapora sur une méprise: selon eux, le darwinisme ne faisait que transposer le capitalisme dans la nature. C’était confondre Darwin avec les émanations du « darwinisme social » (dues notamment à Herbert Spencer), qui dévoyèrent sa pensée.

Lorsque Darwin expose sa théorie anthropologique dans La Filiation de l’Homme en 1871, Marx et Engels l’ignorent. Malgré une lecture souvent pertinente, Pannekoek échoue lui aussi à pleinement saisir ses implications. Il ne parvient pas à se défaire d’une vision étroite du darwinisme, réduit au principe de la lutte pour l’existence – devenue artificielle avec la substitution des outils aux organes corporels. Ni à se débarrasser de la notion de rupture entre l’animal et l’homme, alors que Darwin enseigne précisément qu’il y a un continuisme de l’un à l’autre. Ce faisant, il passe lui aussi à côté de ses thèses sur les instincts sociaux, la sympathie ou l’origine de la morale. Et échoue à voir que les principes de Darwin s’étendent tout naturellement à l’évolution de l’espèce humaine.

Darwinisme et Marxisme, de Anton Pannekoek et Patrick Tort (Arkhê, 256 pages, 19,90 €).

Publié dans LE MONDE SCIENCE ET TECHNO du 18.02.2012

Présentation du livre sur le site des éditions Arkhê

quand Darwin était “préfacé” par Lamarck (insane lectures #5)

En 1973 paraît chez Marabout Université la première édition en livre de poche de L’origine des espèces de Charles Darwin. Un événement [1] . A l’occasion duquel l’éditeur obtient une “présentation” signée du “pape de la zoologie”, Pierre-Paul Grassé.

Ce très court avant-propos semble aujourd’hui étrange. Et pour cause : Pierre-Paul Grassé, chef de file du néo-lamarckisme français, s’y livre plus à une oraison funèbre qu’à un exposé des idées de Darwin.

(insane lectures #5)


Pape et fossoyeur

N’accablons pas l’éditeur. En 1973, il y a du sens à confier à Pierre-Paul Grassé ce travail de présentation d’une des œuvres majeures de la biologie. Formateur universitaire hors pair, Grassé est aussi un puissant animateur de la vie scientifique de son temps. Il est loué par ses pairs comme le dernier « pape » de la zoologie. Une distinction que lui valent ses innombrables travaux physiologiques et éthologiques sur différents invertébrés, dont les termites, sa grande spécialité, mais aussi son Traité de zoologie [2] une synthèse titanesque unique en son genre, qui passe pour être “le plus grand traité de zoologie du monde.” [3]

Tout Pape qu’il fût, Grassé avait loupé Darwin. Il s’inscrivait peu ou prou [4] dans la mouvance néo-lamarckienne, particulièrement vivace en France dans les années 1940, et s’opposait au néo-darwinisme. Pour lui, l’ADN ne « créait » pas l’évolution. Il invoquait à la place une autre force, un moteur interne. En d’autre termes, il croyait à une évolution orientée (tout en refusant qu’elle fût dirigée, la nuance est importante). Une quête de sens qui, fondamentalement, distinguait le néo-lamarckisme du darwinisme.

Grassé exprima ses vues sur le phénomène évolutif ‘à travers une série de quatre essais volontiers polémique envers le néo-darwinisme et publiés tardivement dans sa longue carrière, entre 1971 et 1980. Parmi ces textes, L’évolution du vivant eut un fort impact. Grassé s’y livrait à une réfutation du rôle de la sélection naturelle, rien de moins que la grande idée de Darwin exposée dans L’origine des espèces. Ironie de l’histoire, cet essai parut en 1973.  C’est donc au cours de la même année que Grassé, le préfacier, présentait L’origine des espèces pendant que Grassé, l’auteur, en rayait la pensée d’un trait de plume.


Anecdotes sournoises, comparaisons perfides

Venons-en à cette fameuse présentation. On est dès le premier abord alerté par ce terme : « présentation », en lieu et place de « préface » (dont l’objet est de donner des indications utiles sur le plan et le but du livre). On est ensuite surpris de son caractère succinct : 6 pages et demi seulement. Assez maigre pour une œuvre aussi monumentale et fondamentale que L’origine des espèces !

ça y est ! j'ai retrouvé ma présentation de Darwin !

 

La structure du texte ne cesse ensuite d’étonner. Visiblement peu en verve, Grassé semble avoir délégué à un petit-neveu le soin de recopier quelques éléments biographiques dans la première encyclopédie venue. Filiation, origines sociales, famille, lieu de vie… Voilà l’essentiel du contenu. Rien d’inédit. Et surtout rien qui nous éclaire sur L’origine des espèces. Sauf à considérer que certains micro détails relèvent de l’exégèse cryptée. Florilège d’anecdotes dispensables :

  • Dans un genre paysager, on apprend qu’un châtaignier se dressait près de la terrasse de la maison d’enfance de Darwin (laquelle était bâtie sur un site « charmant »). Bien. On ne nous détaille ensuite pas, hélas, la flore de Down (lieu de résidence de Darwin à compter de 1842) mais le village, « bâti sur un plateau qui s’élève 150 à 200 m au-dessus de la mer », ne semble plus aussi enchanteur : les Darwin y accueillent peu d’amis, la ville est solitaire, repliée sur elle-même, ses habitants en sont presque tous natifs….
  • Sur un registre plus médical, Grassé pose un diagnostic précis : Darwin « aurait été atteint de la maladie de Chagas, provoqué par un trypanosome, le schizotrypanum cruzi qui est transmis à l’homme par une punaise réduvide, commune dans les toits de chaume de l’Argentine. » Brr… Vous feriez confiance à un type atteint de ça, vous ?

Cette insistance à nous présenter un Darwin « valétudinaire » finit d’ailleurs par être suspecte. On a le sentiment diffus, assez déplaisant, d’assister à une tentative d’abaissement sournoise.

Grassé opère en deux temps :

  • D’abord de façon darwinocentrée. L’ancêtre Erasmus Darwin, le grand-père, pionnier du transformisme, est cité dès le premier paragraphe alors qu’il faut attendre la 5e page pour que l’oeuvre du petit-fils, dont Grassé est censé présenter le vaisseau amiral, apparaisse enfin à l’horizon. Vient ensuite la référence au père, le Dr Robert, l’homme le plus sage que Charles ait connu, présenté comme « haut de six pieds deux pouces «  et « large d’épaules »… Bref du solide. De quoi faire de l’ombre à son rejeton dont chacun sait que la santé fut fragile. Ce que confirme le fils Francis, pour achever un portrait en creux peu vendeur.
  • Ensuite sur le plan des idées, par la comparaison à Lamarck par-delà les 50 ans qui les séparent. Et c’est là que toute la signification de cette présentation orientée devient évidente…

Darwin, né en 1809, mort en 1882, préfacé par Grassé en 1973

L’évolution, c’était mieux avant…

Dans sa présentation, Grassé ne nie pas tout mérite à Darwin. Il distille toutefois quelques phrases qui témoignent d’une hiérarchisation dans l’appréciation de l’importance de son œuvre. D’un côté L’origine, fruit de 20 ans de « méditations » [5]. De l’autre, ses autres travaux « purement scientifiques » et qui lui valurent, à raison, la renommée.

Il faut attendre la toute fin de la présentation pour que Grassé s’attaque vraiment au livre qu’il présente. Quelques phrases de résumé sans enthousiasme font l’affaire. Pour un peu, on l’entendrait bailler. C’est que, pour Grassé, « la notion d’évolution était du domaine de la science depuis un demi-siècle ; J.-B; Lamarck l’avait énoncée en termes de toute ambiguïté dans son livre génial La philosophie zoologique, mais en 1809, les esprits n’étaient pas en mesure de l’appuyer avec force. » Vous l’aurez compris, dans l’esprit de notre Pape, les méditations de Darwin n’ont rien de génial et ne sont pas très claires. Par ailleurs, l’Anglais n’avait plus qu’à se baisser, depuis son fauteuil moelleux, à Down, pour ramasser les fruits de 50 ans de progrès en biologie et récolter une gloire qui ne lui était pas due. Tout le reste était affaire de « doctrine », de « propagande », et d’un succès assuré par la maladresse de ceux-là mêmes qui cherchèrent à le combattre – rien de tout cela n’est inexact en soi, mais c’est tout de même une bien curieuse façon de présenter L’origine des espèces.

Pour le lecteur qui gardait encore quelque appétit à découvrir L’origine des espèces, voici comment Grassé résume finalement l’apport de Darwin : « Connaissons-nous le mécanisme intime du phénomène évolutif ? Oui, répondent les disciples inconditionnels de Darwin : variation individuelle et sélection expliquent tout ; non, déclarent la plupart des paléontologistes et un très grand nombre de biologistes… »

Curieuse présentation, décidément, et curieuse pratique éditoriale. Mais comme le conclut Grassé, on peut tout de même quelque “profit” à la lecture de Darwin, “toujours d’actualité”. Que voilà, enfin, un sage conseil !

 

 

Ecoutez Pierre-Paul Grassé rétorquer à un Jacques Chancel qui estime qu’il faut être fou pour écrire un traité de zoologie pareil que c’est avant tout une question d’organisation (Extrait d’un Radioscopie de 1980. Crédit INA. L’archive complète est payante).

 

[1] A cette date, le livre de poche sous sa forme moderne avait déjà vingt ans d’existence. Cette édition tardive était tout de même une bonne nouvelle pour l’accession du plus grand nombre aux idées de Darwin. On n’a guère fait de progrès depuis puisqu’en 2011, malgré une Année Darwin il y a deux ans, La Filiation de l’homme, l’autre grand ouvrage de Darwin, n’a toujours pas été publié en poche et reste donc économiquement peu abordable.

[2] Paru aux éditions Masson, l’ouvrage a pour titre complet Traité de zoologie, anatomie, systématique, biologie. Les biologistes l’appellent plus familièrement “le Grassé”.

[3] Dixit Patrick Tort (Entretien, 10 mars 2011). Outre une capacité de travail considérable, Grassé jouissait d’un haut niveau de compétences sur l’ensemble des domaines du monde animal. Un savoir presque universel d’un autre âge.

[4] Voir l’entrée sur Pierre-Paul Grassé dans P. Tort (Direction), Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, Paris, PUF, 1996, p.2020. Les positions idéologiques de Grassé sont en réalité loin d’être caricaturales et son conservatisme n’était pas sans vertu : par sa prudence et la rigueur de ses convictions, il joua en effet un rôle de vigie critique et fut pour la biologie française un garde-fou contre les errements de son alter ego anglo-saxonne : sociobiologisation à outrance, dérive théologique, eugénisme, scientisme… Son opposition au darwinisme n’était pas radicale : il ne lui reniait pas toute valeur explicative mais critiquait férocement ses certitudes et son ton doctrinal (Grassé aimait à dire qu’il pratiquait, lui, la biologie réelle et non idéologique).

[5] Le terme de “méditation” n’est pas entièrement péjoratif dans la bouche de Grassé, qui l’employait également pour parler de son propre travail.

 

tous en Anthropocène ! (insane lectures #4)

achetez et lisez Voyage dans l’Anthropocène, de Claude Lorius et Laurent Carpentier, ça va vous faire fondre…

(insane lectures #4)


le récit d’un grand témoin

Terre Adélie, 1965. Le glaciologue Claude Lorius regarde éclater les bulles d’air d’une glace ancestrale dans son whisky… Et réalise que les glaces contiennent les archives de l’atmosphère ! L’anecdote est à l’image de ce formidable récit qui entremêle aventure humaine et appel à un éveil des consciences. Il raconte la communauté internationale des « polaires », l’amitié et l’entraide, la difficulté des campagnes de carottages en Antarctique. Il nous alerte aussi et nous donne les clés pour comprendre cette découverte inquiétante : l’homme a pris le pas sur les cycles naturels, les glaces le prouvent. Devenu force géophysique, l’humanité modèle la planète et ouvre sa propre ère géologique : l’Anthropocène. Il n’y a pas de leçon dans ce voyage, mais un besoin indispensable de raconter, et le plaisir du lecteur n’en que plus grand.

(LB, critique parue dans Ciel & Espace, n°493, juin 2011)

Voyage dans l’Anthropocène, Claude Lorius et Laurent Carpentier, éditions Actes Sud, 200 p., 19,80 €

 


Échelle des temps géologiques incorporant l’Anthropocène. Source : The Economist

Ecoutez Claude Lorius, la tête penchée, comme alourdie par le poids de ce savoir, raconter comment la science a trouvé dans les glaces la preuve irréfutable que l’homme avait pris le pas sur les cycles naturels :

3 arguments pour les réticents :

  • Le livre est beau (ça paraît idiot mais les éditeurs français ont du mal à comprendre que les livres de science ont aussi le droit à quelques égards esthétiques)
  • Belle performance d’écrivain du journaliste Laurent Carpentier : voici un livre écrit à 4 mains dont on voit bien, pour une fois, ce qu’apporte la paire additionnelle !
  • En fait, c’est aussi un roman d’aventure : c’est elle (et non le goût pour la science) qui pousse le jeune Lorius, 23 ans, à envoyer une photo de lui en footballeur pour convaincre de sa résistance physique et son désir de se frotter à la nature…  c’est donc grâce au foot qu’il sera déposé en Terre Adélie en décembre 1956  par “un phoquier puant et graisseux” pour participer au premier hivernage en antarctique…

 

profitez de l’Holocène jusqu’en août 2012, si les journalistes vous en laissent le temps

Lorius n’a pas inventé le néologisme d’Anthropocène : sa première occurrence remonte à un ouvrage du journaliste Andrew Revkin en 1992 et il a été popularisé par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen. Crutzen fait débuter cette époque en 1784, date du brevet de la machine à vapeur par James Watt, prémice de la révolution industrielle. Il faudra attendre la 34e édition du Congrès géologique international, qui aura lieu du 2 au 10 août 20121 à Brisbane, en Australie, pour savoir si nous entrons officiellement dans l’ère de l’Anthropocène ou si nous restons dans celle de l’Holocène (nous n’y sommes que depuis 11700 ans, soit un laps de temps ridiculement court à l’échelle des temps géologiques ; télécharger la charte des dénominations officielles). C’est la Commission internationale de stratigraphie qui tranchera (cette commission dépend de l’UISG et statue officiellement sur la dénomination et le calibrage des différentes divisions et subdivisions des temps géologiques).

Pour l’heure, aucune de ces instances officielles ne semble beaucoup se préoccuper de ce petit problème de dénomination. Cela ne gêne pas certains journalistes, qui s’emballent un peu et annoncent que l’Anthropocène est terminée avant même d’avoir officiellement débuté ! C’est le cas d’Agnès Sinaï, journaliste environnementale qui prophétise dans Le Monde que Fukushima sonne le glas de l’Anthropocène (les événements du Japon représentant à ses yeux “l’épicentre symbolique de l’ère de l’anthropocène” ; en arrière-plan du raisonnement une critique du productivisme de type décroissant et la promesse de lendemains fracassants).

Comme nous sortons d’une ère qui n’existe pas encore, ne nous gênons pas pour trouver quand même un nom à celle dans laquelle nous allons entrer… Si vous commencez à être perdus, Alain Grandjean s’en charge pour vous sur terraeco.net et assène ses certitudes : “De mon côté, je n’ai pas l’ombre d’une hésitation. La prochaine ère sera le noocène. Non que l’être humain soit amené à se désincarner et à se transformer en pur esprit. Mais plus simplement parce que le système de valeurs dominant aujourd’hui (assez bien illustré par le film Avatar) est à la fois létal et mortel.”

Noocène renvoie explicitement à la noosphère, inventée par Vladimir Vernadsky, un biogéochimiste russe, et reprise et popularisée par le jésuite et paléoanthropologue français Pierre Teilhard de Chardin… Ce petit prurit de spiritualité sous couvert géologique laisse à penser qu’on n’en a malheureusement pas fini avec le retour du religieux…


Jouvence a pris un coup de vieux (insane lectures #3)

Cité par Richard Dawkins et Stephen Jay Gould pour illustrer le thème de la néoténie, le roman d’Aldous Huxley, Jouvence (en anglais, After Many a Summer Dies the Swan), paru en 1939, piquait ma curiosité depuis longtemps. La déception est à la mesure des attentes.

Richard Dawkins place Jouvence parmi ses romans préférés d’adolescent (dans Il était une fois nos ancêtres). Stephen Jay Gould, qui l’évoque dans l’essai Le véritable père de l’homme est l’enfant (in Darwin et le grandes énigmes de la vie), a manifestement, lui aussi, un souvenir un peu défraichi du roman : les deux auteurs en font un résumé aguicheur mais franchement trompeur. Ce ne sont pas les quelques erreurs ou omissions bénignes de leur compte-rendu qui posent problème mais bel et bien la présentation qu’ils font de l’intrigue : étroitement liée à la science et plus particulièrement à la néoténie (ou persistance de caractère juvéniles – voir définitions en fin d’article).

Aldous Huxley n’est autre que le frère cadet de Julian Huxley, l’un des pères du cadre de la théorie synthétique de l’évolution, et par la même occasion le petit-fils du grand Thomas. Aldous s’est visiblement inspiré des travaux menés par Julian sur l’axolotl pour nourrir l’intrigue de Jouvence, ainsi que le rapporte Dawkins :

“Pour résumer, I’axolotl est une larve qui a trop grandi, devenant un têtard doté d’organes sexuels. Dans une expérience classique réalisée en Allemagne par Vilém Laufberger, des injections d’hormones ont activé la croissance d’un axolotl qui est ainsi devenu une salamandre pleinement adulte d’une espèce que personne n’avait jamais vue. (…) Julian Huxley a reproduit plus tard cette expérience sans savoir qu’elle avait déjà été faite. Dans l’évolution de l’axolotl, le stade adulte avait disparu de la fin du cycle vital. Sous l’effet des hormones injectées expérimentalement, l’animal a fini par se développer, et une salamandre adulte a été recréée, qui n’avait vraisemblablement jamais été vue auparavant Le dernier stade du cycle vital qui manquait avait été rétabli.

Bela Lugosi dans The Ape Man, bien plus mignon que le personnage de Jouvence

Dans Jouvence, Jo Stoyte est un milliardaire américain à la sauce Randolph Hearst qui est obsédé par la vie éternelle. Avec l’aide de son médecin aux allures faustiennes le Dr Obispo, il retrouve la piste d’un vieil aristocrate anglais, le compte de Gonister, qui a réussi à dépasser largement deux cents ans en avalant quotidiennement de la tripaille de poisson. Le régime lui a si bien réussi qu’il a, comme l’axolotl de Julian Huxley, repris son développement et atteint le stade adulte de l’être humain… il est devenu un singe !

the story is "outrageously good"... dans les 5 dernières pages

Ou comme l’explique le Dr Obispo: “Un singe foetal qui a eu le temps de grandir”. “Mais qu’est-ce qui leur arrivé ?” s’enquiert Stoyte. “Le temps, rien de plus” répond Obispo.

La scène vaut incontestablement lecture. Le problème est qu’elle arrive au bout de 346 pages (sur 351), après une brève mention de la néoténie au bout d’une centaine de pages (chez le chien, à propos du caractère des oreilles tombantes, qui marque la domesticité). Emportés par leur lecture sélective, Gould et Dawkins devisent de la scène finale et de la néoténie mais oublient les 340 premières pages du roman, qui ne sont qu’un long laïus plus ou moins érudit enrobant un semblant d’histoire affreusement embrouillée et dénuée du moindre intérêt, en particulier scientifique…

Ce faisant Gould comme Dawkins passent à côté de quelque chose de tout aussi essentiel, qui a trait à notre rapport aux grands singes.

Voici ce que les protagonistes découvrent lorsqu’ils retrouvent le Comte de Gonister et sa gouvernante, devenues créatures simiesques conservant des vestiges d’humanité :

“Sur le bord d’un lit bas, au centre de ce monde, un homme était assis, les yeux écarquillés, comme s’il était fasciné, sur la lumière. Ses jambes, couvertes d’un poil dru, grossier et roussâtre, étaient nues. La chemise qui constituait son seul vêtement était déchirée et crasseuse. (…) Il était assis, le dos arrondi, la tête en avant et en même temps rentrée dans les épaules. D’une des mains énormes et étrangement maladroites, il grattait un endroit douloureux qui était marqué de rouge parmi les poils de son mollet gauche.”

Attardons nous maintenant sur la gouvernante (elle reste femme et non femelle) :

“c’est une femme” dit Virginia, sur le point d’être prise de nausées que lui causait le dégoût horrifié qu’elle ressentait à la vue de ces mamelles pendantes et flétries.”

Les bonnes manières ne sont plus guère de mise :

“Sans bouger de l’endroit d’où il était assis, le Cinquième Comte de Gonister urina par terre [c'est toujours mieux que en l'air]. Un jacassement plus aigu s’éleva du fond de l’ombre. Il se tourna vers la direction d’où il provenait, et glapit les sons gutturaux et déformés d’obscénités presque oubliés”.

Le délicieux couple finit par se retirer en coulisses, non sans s’être refilés quelques gnons, afin de copuler… comme des bêtes

“Soudain, avec un hurlement féroce, le Cinquième Compte s’élança en avant (…). Il y eut un bruit de pas précipités, une succession d’aboiements ; puis un cri, un bruit de coups, et de nouveaux hurlements ; puis, plus de glapissements, mais seulement un grognement haletant dans l’obscurité, et de petits cris.”

… Le portrait est éloquent.

En réalité, Jouvence ne parle guère de néoténie. Il témoigne surtout d’une vision caricaturale et datée de nos cousins grands singes, accumulant les poncifs de la brute ancestrale, de la bête lubrique et du miroir imparfait et grotesque tendu à l’être humain. Une relique bonne pour les musées.

Jouvence, de Aldous Huxley, Librairie Plon, 1940, bien trop de pages, quelques € d’occasion sur le net.

Pour s’y retrouver dans la néoténie, sujet passablement embrouillé, je m’appuie sur les définitions du site du CNRS :

  • La néoténie se caractérise par un retard de développement de certains caractères : la forme est affectée, pas la taille. La maturité sexuelle est atteinte à l’âge normal. La néoténie peut être totale, sauf en ce qui concerne l’âge où la maturité sexuelle est atteinte, ou partielle. La néoténie est une forme de pédomorphose.
  • La pédomorphose se caractérise par la conservation de caractères juvéniles à l’âge adulte et regroupe la néoténie et la progenèse. La pédomorphose fait partie des hétérochronies du développement. Attention : certains auteurs restreignent la pédomorphose à la conservation de caractères larvaires chez l’adulte reproducteur – c’est le cas de l’axolotl, mais manifestement pas du Comte de Gonister.
  • Les hétérochronies du développement regroupent tous les phénomènes qui modifient la forme et la taille données d’un individu par rapport à sa maturation sexuelle.

Révisez bien, un prochain bonus track nous permettra de revenir sur la néoténie, particulièrement celle de l’homme.